Il y avait grande salle blanche, cubique, quelque-part au cœur d'une station. C'était avant qu'Eclipse ne s'installe réellement en secteur 9. Dans la salle se trouvaient trois humains en blouse s'agitant autour de machines complexes et d'une cuve transparente où l'on devinait un corps de femme percé d'innombrables tubes. Un corps en miette, recomposé et soudé à grand renfort d’agrafes et d'alliages bio-métalliques.

Les murs de la salle d’opération étaient couverts de vitres épaisses donnant sur une sorte de petit corridor périphérique. Installé dans ce corridor, entre une plante en pot d'un vert parfait et un meuble bas d'utilité discutable, Raziel fixait l’opération, mains dans le dos.

De leur côté, les chirurgiens échangeaient à voix basse, comme s'ils craignaient de réveiller l’amas de chair et de câbles sur lequel ils s'attelaient.

"Et l'encéphalogramme ?"

"Tout est bon."

"Alors c'est terminé, après tout ces efforts."

Les hommes en blouse s'écartèrent de la cuve, l'un d'entre-eux actionna une commande sur le clavier holographique d'une des machines. Un cliquetis métaliques et un glouglou liquide émanèrent de la cuve, les trois médecins levèrent les yeux vers Raziel.

Le directeur d'Eclipse souriait. Il avait passé presque chaque heure de l’opération à ce poste. Des mois durant, il avait observé, fixé. Son esprit ne s'était concentré que sur une seule tâche : Imaginer la suite de son plan d'action. La nuit, il rêvait de prophéties étranges, comme depuis des années. Le jour, il observait son œuvre prendre forme, et réfléchissait à ce qu'il allait en faire. Il n'avait pas grand chose d'autre à faire : Pour l'heure, Eclipse était une ruine. Tout ce qui lui restait se trouvait à peu de chose près dans cette pièce.

"Monsieur le directeur, elle vit. La commissaire Katarina Skull est en vie !"

Ressusciter Katarina Skull, une obscure dirigeante communiste de la galaxie 8. Dit comme ça, cela ressemblait à une lubie. Pire, à un gâchis de temps et de moyen. Pourtant, il l'avait bien fait, et il avait d'excellentes raisons pour le faire.

Quoi que pour être exact, il aurait fallut dire : Des raisons qui lui semblaient excellentes. Pour n'importe quel autre homme se trouvant dans sa situation, elles seraient passées pour de la pure folie.

De la pure folie.

N'était-ce pas de ça, qu'il s'agissait, au final ?

...

Tout avait commencé il y des années de ça. Ce petit récit se déroulant déjà dans un passée indistinct mais plutôt éloigné, il convient d'admettre que le début de cette histoire tire ses racines d'un passé vraiment lointain. A l'époque, Eclipse n'existait pas et Raziel était le directeur général d'une entreprise anonyme et tentaculaire que nous nommeront "la compagnie" et qui étendait son réseau d'influence et ses parts de marché au sein d'une des nations les plus corrompue de la galaxie d'alors, héritière d'un peuple extra-galactique qui avait faillit à la tâche de se préserver de la corruption.

L'empire de verre, une oligarchie dont les monarques n'avaient aucun pouvoir, aucune importance. Oui, tout demeurait dans les mains des riches et des puissants.

Des gens comme Raziel, en somme.

Il était cependant différent des autres. Il ne croyait pas au pouvoir de l'argent. Non, il croyait au pouvoir de l'homme, de la masse éduquée et puissante.

Il n'était qu'un petit oligarque, à peine autorisé à écouter les conseils officieux de se pairs et à entendre leurs recommandations. Cependant, cela n'avait pas d'importance pour lui : Sa loyauté affichée aux autres grands patrons et milliardaires impériaux lui offrait la paix nécessaire à l'accomplissement de son grand projet.

L'amélioration progressive de la culture et de la génétique impériale vers un stade de transcendance. Grâce à une séries de mouvements politiques habiles, il avait réussit à faire passer de nombreuses réformes sur l'eugénisme, la cybernétique et l'éducation dans des mondes reculés. Sa compagnie, qui s'approchait en quelque-sorte d'une église de pensé, gagnait en influence.

Tout allait bien dans la meilleurs des dystopie capitaliste possible.

Et puis arrivèrent les deux événements qui changèrent à jamais la vie de Raziel Foras, et qui modifièrent en profondeur son entreprise.

Une des nombreuses opération de prospection minière commandée par l'ancêtre d'Eclipse avait déterrée des ruines d'une civilisation alien antédiluvienne. Raziel étant intimement persuadé que l'illumination se trouverait dans les pensées anciennes, originaires de peuples qui avaient rejetés le matérialisme sous toute ses formes, il lança aussitôt une opération de fouille massive. Tout cela est d'un classicisme consumé, tout comme ce qui suivit, mais cela a au moins pour mérite de rendre les tenants et aboutissants de cette histoire clairs : Les ruines tenaient plus du comptoir commercial que de la colonie à proprement parler. Elles étaient constituées d'un ensemble d'anneaux circulaires, d’obélisques noires et de structures prenant la forme de pyramides à niveau. L'immense majorité des parois étaient couverts d'un ensemble de textes dont l'écriture dénotait d'une façon particulièrement neuve de voir le monde, pour les humains de la compagnie : Le sens de lecture était circulaire, ponctué d'indications de sens, de ton, et de références à des termes encore mal compris semblant remplacer toute forme de virgule. Certains des textes furent traduits après de longs efforts. Ils faisaient mention d'une façon de voir le monde ouvrant de nouvelles perspectives psychiques et sensitives. Cette façon de penser était cependant assimilée à un être vivant dont la forme semblait indistincte. La personnification illusoire d'un ensemble d'idées et de cérémonies.

Ce fut la première fois que Raziel entendit parler du Roi Écarlate.

S'il se passa de très nombreuses choses sur ce site de fouille -épidémie de psychoses, apparitions progressives de visions oppressantes pour quiconque restait trop longtemps à proximité des ruines, ce qui nous intéresse maintenant a eut lieu loin, très loin du petit monde où eurent lieu les fouilles

Sur une obscure petite planète sans importance, nommée Foyer, qui servait de capitale à cet empire.

L'empereur était mort, et la personnes pressenties pour le remplacer s'était suicidée. Outre les troubles qu'avaient engendrée les morts successives de deux figures de haute importance, l'empereur -sénile et neurasthénique- et son fils -idiot et influençable- il devint urgent pour les Oligarques de trouver un nouveau pantin à placer sur le trône. Finalement, le choix fut portée sur une obscure petite membre de la famille impériale. Une jeune femme aux airs de petite fille sage, blonde, timide, qui parlait peu et avait exprimée une fidélité beaucoup trop unilatérale auprès des dogmes impériaux pour être réellement dangereuse. Pour le moment, elle s'occupait avec dévouement des services de sécurité interne du pays. Un pantin parfait, en somme. Une petite fille influençable, dotée de quelques compétences et d'une fidélité à toute épreuve. Sa jeunesse et son intelligence relative en feraient un pantin très populaire.

Cette petite blonde portait le nom d'Alyse.

Son intronisation, qu'elle précipita, ayant en fait manipulée son beau monde pour prendre le pouvoir, sonna la fin de l'ère des Oligarques. Dans les cycles qui suivirent, chaque corporation, chaque entreprise, chaque fondation qui se trouvait avoir un pouvoir un peu trop flagrant sur l'état se vit nationalisée de force. Chaque administrateur ou officiel démontrant le moindre signe de corruption fut sommairement destitué et envoyé purger une peine extrême, remplacé par les fidèles d'Alyse, des nationalistes exacerbés qui remplaçaient leur manque d'expérience par une volonté intarissable, une popularité ridiculement élevée et un véritable œil pour les talents. La révolution interne eut lieu en un temps record, les Oligarques qui tentèrent de résister furent tout simplement exécutés.

Raziel ne tenta pas particulièrement de résister. En fait, lorsque cela eut lieu, il se trouvait sur la planète où prenaient lieux les fouilles des ruines aliens, inconscient de ce qui allait lui tomber sur le coin de la tête.

Ce fut la compagnie, qui refusa de se rendre, en parfaite indépendance de son directeur. La compagnie et ceux qui, du point de vue de l'empire, la dirigeaient : soit des actionnaires. Raziel, en tant que directeur, était totalement ignoré. D'autant plus qu'en bon paranoïaque il s'était toujours caché.

Toujours est-il que contrairement aux autres entreprises, qui n'avaient qu'un pouvoir économique somme toute facilement saisissable, la compagnie avait un pouvoir moral, idéologique. Des milices se formèrent spontanément et les membres les plus fanatiques entamèrent une guérilla sanglante.

Et comme toute cette guérilla semblait uniquement tenir sur des penchants idéologiques, l'empire s'attaqua aux symboles les plus forts de l'idéologie de la compagnie, parmi lesquels cette planète où elle avait déterrée les ruines Aliens. Refusant d'admettre le changement qui s'effectuait au sein de l'empire et la perte de tout leur pouvoir politique et économique, les actionnaires de la compagnie décidèrent de mener un baroud d'honneur sur cette planète, recrutant au passage une quantité astronomique de mercenaires. Foras se retrouva ainsi coincé sur un champ de bataille qui le prit un peu au dépourvue. La compagnie fit en sorte de conserver la planète durant près de trois cycles. La mort de milliers d'homme eut un effet auquel personne ne s'attendait vraiment : Certaines des structures des ruines se réactivèrent, notamment ce qui s'avéra être un portail. Comprenant qu'il avait désormais le choix entre mourir en parfait inconnu ou traverser le portail qui, qui sait, l’amènerait peut-être vers le centre de cette civilisation sur laquelle il avait basé ses espoirs idéologiques, le futur Directeur d'Eclipse prit la décision de fuir.

Disons-le : Il ne voulait surtout pas crever comme un chien sur un monde isolé de tout, entouré de fanatiques pouilleux dans un empire où tout le monde voulait sa peau.

En tout cas il fit le bon choix car au même moment, les forces impériales en orbite se résolurent à ne pas faire le moindre prisonnier et atomisèrent le champ de bataille jusqu'à ce qu'il ne reste plus que de la poussière. Quatre cycle de tir orbitaux effectués par plusieurs milliers de vaisseaux. Le genre de truc qui peut potentiellement tuer son homme.

Complétement décapités, les restes de la compagnie finirent de se disperser. Les plus fanatiques s'organisèrent cependant en un étonnant réseau terroriste dont l'idéologie dériva de plus en plus et que l'on nomme depuis l’Église du Roi Écarlate. Elle fit parler d'elle à certaines occasions, malgré un manque remarquable d'organisation, et se répandit un peu partout dans l'espace connu sous la forme d'une secte assez nauséabonde et difficile à éradiquer.

En effet, ses leaders semblaient dotés de moyens de convaincre des foules entières de changer de vision du monde.

De son côté, Raziel...

Disparu quelques années.

Nul ne saurait dire quand il réapparut, mais il était de retour, et il avait bien changé. Plus paranoïaque que jamais, affichant quelques sérieux penchants mégalomane et doté de ce que lui-même qualifiait de visions prophétiques, il fit quelques apparitions publiques sur des mondes séparés de plusieurs secteurs, provoquant un véritable merdier dans les services de protection internes de l'empire de verre, puis, poussé par ses visions, prit contact avec d'anciens collaborateurs et quelques sectes issues de la compagnie. Rassemblant des fonds, il fit concevoir des stations orbitales isolées de tout, créa des églises, et commença à former une élite administrative et scientifique dans le but avoué de créer une organisation terroriste sans précédant.

De vol de technologie en petit attentat sans envergure sur des colonies isolées, Eclipse fit parler d'elle sous de nombreux faux noms avant de disparaitre. Raziel avait reçu une nouvelle vision. Celui que l'on nommait désormais le Prophète savait à nouveau où il allait.

Son Roi lui avait montré la voix en termes simples : S'il voulait pouvoir progresser dans sa lutte, il devait s'éloigner de l'empire. Fuir vers un secteur fermé. Le roi pouvait rendre possible un tel miracle. Il avait même une destination en tête, une destination où se trouvait d'autres ruines.

Il appellerait aussi les sectes l’honorant à rejoindre Eclipse dans sa croisade, lui apportant suffisamment d'hommes pour coloniser des mondes et les plier à la volonté de la Fondation.

Cependant, avant toute chose, Raziel Foras, prophète et Main du Roi Écarlate en ce monde, devait aller à la rencontre de celle que le monarque avait désigné comme sa seconde Main.

Une personnalité historique, portée disparue depuis plusieurs siècles et dont le cadavre finissait vraisemblablement de pourrir dans une galaxie lointaine.

Katarina Skull. Une révolutionnaire communiste. Le Roi lui fit la promesse qu'elle lui obéirait, ne le trahirait pas.

Et Raziel fit en sorte de la faire revenir.

Par un miracle quelconque, ou grâce à un sérieux talent et à son caractère paranoïaque, ni son nom ni celui d'Eclipse ne furent jamais connu de l'empire. On se souvenait, cependant, de ses plus grands coup d'éclat, et au moment venu, il pourrait bien réclamer publiquement leur paternité.

Mais pour le moment, Eclipse et sa nature étaient des secrets bien gardés. Et Katarina étant en vie...

Oui, ils allaient pouvoir entamer la migration de la Fondation vers le secteur qui lui servirait de berceau. Celui qui, chanceux, recevrait le don du Roi.

Ce serait une merveilleuses expérience sociale.