Profondément enfoncée – pour ne pas dire vautrée – dans son fauteuil, qui trônait au bout de l’imposante table de la salle du conseil, la princesse Lyra enrageait.

Princesse, elle ne l’était d’ailleurs plus depuis quelques semaines. Depuis la mort de son père, elle était désormais reine en devenir, à la tête de la maison Fenn. Et cette situation la gonflait excessivement.

Bien sûr, elle avait été préparée à cette situation depuis son plus jeune âge. Mais tout en sachant que cela finirait fatalement par arriver, elle avait tout fait pour chasser l’idée de son esprit. Dès petite fille, elle s’était montrée réfractaire à toute forme d’autorité et incapable de se plier aux enseignements inlassablement répétés de ses tuteurs. Lyra pouvait déployer des trésors d’ingéniosité dans le seul but d’échapper à leur surveillance ou de les rendre complètement chèvre. Non par animosité ou malveillance, il y avait d’ailleurs des tuteurs qu’elle avait beaucoup aimé.

Lyra était tout simplement incapable de garder les fesses sur une chaise plus de 20 minutes d’affilée et la moindre fridula papillonnant devant ses yeux faisait immédiatement s’éteindre la petite flamme de concentration que son professeur avait mis tant d’effort à allumer. Loin d’être sotte ou écervelée, Lyra était au contraire d’une curiosité sans bornes et n’aimait rien de plus que se faufiler entre les rues sinueuses de la capitale, flâner entre les étals du marché, se mêler de ce qui ne la regardait pas – accessoirement filer quelques beignes au passage, cela faisait rager la gouvernante et c’était toujours ça de pris.

Les bois du royaume n’avaient pas de secrets pour elle, et il lui était déjà arrivé à plusieurs reprises de disparaitre purement et simplement pendant plusieurs jours. Lors de sa première « disparition », elle avait à elle seule déclenché une alerte générale dans la capitale et avait mis le capitaine de la garde au bord de l’hystérie lorsqu’il avait constaté que la princesse n’avait été ni enlevée, ni séquestrée.

A ce souvenir, Lyra ne put retenir un sourire. Qu’elle effaça immédiatement, pour reprendre l’air renfrogné qu’elle arborait depuis le début de la matinée.

Responsabilité, dignité, abnégation, sagesse… Ses conseillers, ayant succédé à ses tuteurs d’autrefois, tentaient inlassablement et des heures durant de transmettre les valeurs ancestrales de la maison Fenn à leur jeune reine qui était purement et simplement en train de bouillonner sur place.

Comme tous les jours depuis la disparition de son père, elle était tenue d’assister à des séances de rattrapage intensif, censées la préparer à assumer le pouvoir dont elle avait désormais la responsabilité. Ces vieux bonhommes croulants la retenaient prisonnière de cette salle depuis bien trop longtemps et elle ne comprenait pas un traître mot de leurs discours. Une fois de plus, elle les foudroya tous du regard, mais pas un ne broncha. Telles les vagues qui pétrissent inlassablement la côte, ils poursuivaient leurs enseignements.

La maison Fenn était la dynastie régnante depuis plus de 11 générations, et ce n’était pas cette jeune princesse impétueuse qui les ferait renoncer à la lourde tâche qui leur incombait.

Ils en feraient une Reine digne de son défunt père, de gré ou de force – et, dans l’immédiat, c’était plutôt la deuxième option qui s’annonçait...

Lyra n’avait pas l’habitude que l’on lui résiste. On ne pouvait pas dire que la vie ait été difficile avec elle jusqu’à présent. Fille unique du roi, l’avenir de la dynastie reposait sur ses épaules et elle s’était rapidement habituée à être le centre des préoccupations. Excessivement couvée et protégée, elle avait grandi dans une sorte de cocon où ses actes restaient globalement sans conséquence malheureuse. Oh, elle avait bien ramassé quelques égratignures et quelques bosses au cours de ses escapades. Mais elle ne s’était encore jamais fait botter les fesses par personne.

Lyra jeta un coup d’œil à ses pieds. Son animus, Ajay, était étalé de tout son long sur les dalles de pierre encore fraiches. Il ronflait.

Lyra soupira. Voilà pas moins de deux heures que, coincée dans cette salle du Conseil, elle s’appliquait à afficher un air furieux, qui avait évolué vers une colère sourde mais qui commençait de plus en plus à ressembler à une simple bouderie. Elle se lassait et son esprit était désormais tout entier concentré à la meilleure façon de s’échapper de là.

La porte de la salle de conseil s’ouvrit alors brusquement, et un technicien en blouse blanche, au visage rouge et au souffle court fit son apparition. Vu son état, il venait manifestement de cavaler un bon moment dans les couloirs du bâtiment.

Cette entrée fracassante fit sursauter le conseiller en plein exposé, qui lâcha d’un coup le paquet de dossiers qu’il tenait dans les mains. Ajay se réveilla en se redressant d’un bond, se cognant violemment la tête à la table sous laquelle il était allongé.

Lyra tourna un visage empli d’espoir et de gratitude vers cet homme qui venait de lui offrir la chance de s’échapper de cet enfer. Avant que ses conseillers n’aient eu le temps d’ouvrir la bouche, elle avait jailli de son fauteuil et disparu dans le couloir, Ajay sur ses talons.

La pièce, d’ordinaire si lumineuse grâce à ses façades vitrées, avait été placée dans la pénombre. Les stores avaient été baissés et le laboratoire tout entier était plongé dans une sorte de silence religieux, seulement troublé par le vrombissement sourd des machines, lorsque Lyra fit son entrée.

Elle se figea en voyant l’imposante image holographique, flottant au centre de la pièce, créant une ambiance un peu surnaturelle. Lyra n’avait jamais rien vu de tel. L’image n’était pas très nette, mais on distinguait avec suffisamment de précisions qu’il s’agissait d’un homme. Plutôt jeune, les cheveux blancs et mi-longs. Plutôt beau, se dit Lyra. Mais peut-être était-ce dû au flou général de l’image.

Totalement hypnotisée, Lyra se rapprocha de la plateforme centrale, au-dessus de laquelle flottait l’hologramme. Elle entendait vaguement, comme un bruit venant de très loin, la voie d’un ingénieur lui expliquer les circonstances dans lesquelles le message avait été capté.

Lyra le fixa, interloquée.

Vous voulez dire que le type, là, devant moi, c’est le grand chef ?

L’opérateur pianota quelques instants sur son clavier. Lyra attendait, tendue. C’était sans doute la première fois de sa vie qu’elle attendait avec autant d’impatience ce que quelqu’un avait à lui dire.

Une voix s’éleva alors, et raisonna dans toute la pièce. Les premiers mots qu’elle entendit la firent sourire. Ajay inclina la tête sur le côté, surpris. Plutôt… familier, le grand chef.

L’intégralité du message fut du même registre. C’est marrant comme façon de parler, pour un gouverneur. Ça me change des discours protocolaires servis ici depuis des années…

Lyra demanda à écouter le message près d’une dizaine de fois. La stupeur des premiers instants avait totalement disparu et la jeune reine était complétement survoltée. Ils n’étaient pas seuls dans l’univers. Il y avait autre chose que des traces d’oxygène ou d’eau, il y avait de la vie. Une vie semblable à la leur. Et s’il y avait un Gouverneur, c’est qu’il y avait des tas de choses à gouverner. Donc plein de choses à découvrir. C’était vertigineux.

Il fallait lui répondre. Tout de suite.

La voix agacée de Lyra raisonna, une fois de plus, dans l’espace central du Laboratoire. Le Dr Portos, responsable de l’unité de recherche, poussa un soupir mal dissimulé, et les trois opérateurs présents levèrent simultanément les yeux au ciel.

Cela faisait maintenant deux jours que le message holographique du Gouverneur Alen avait été capté par la boîte à Com-X de Galathée. Lyra avait tant pressé l’équipe d’opérateurs pour apporter une réponse immédiate, que l’un deux, complètement stressé, avait effectué une fausse manipulation et provoqué l’explosion d’un serveur. Aucun blessé n’était à déplorer, mais par moment, le Dr Portos se demandait s’il n’aurait pas préféré ça à la présence permanent de la reine dans les locaux.

C’était simple, Lyra surgissait environ toutes les heures dans le laboratoire, posait à l’infini les mêmes questions, surveillait d’un air agacé les gestes maladroits des opérateurs – qui semblaient littéralement terrorisés – tentant de réparer ce qui pouvait l’être.

Le Dr Portos la regarda fondre à cet instant sur un technicien empêtré au milieu de câbles. Elle se posta derrière lui, les bras croisés et la mine renfrognée, et attendit. L’animus du technicien, un petit rat gris, alla se recroqueviller dans une des poches de la blouse, ne formant qu’une petite boule tremblante. Le pauvre homme, quant à lui, essayait de garder une contenance en maitrisant du mieux qu’il pouvait le tremblement de ses mains.

Si je ne fais rien, se dit le Dr Portos, elle va mettre mes hommes dans un tel état que nous aurons bientôt une nouvelle explosion sur les bras. Alors qu’il s’apprêtait à rejoindre la reine, une voix s’éleva du fond du laboratoire.

Enfin, soupira Lyra. Avec un large sourire, elle se dirigea d’un pas ample vers la cabine de transmission, plus que jamais prête à faire entendre sa voix au reste de l’univers.

Le Dr Portos intercepta Lyra avant qu’elle ne s’installe dans la cabine. Votre premier ministre m’a chargé de vous transmettre ce papier… les membres du conseil ont validé un message commun, pour le jour où… le jour où nous pourrions le transmettre.

Lyra parcouru le message des yeux.

Eh bien… dans ce cas… Lyra poussa un profond soupir. Bon, vous y êtes, vous ? Elle avait interpellé l’opérateur d’une voix forte, le faisant sursauter.

On entendait effectivement, dans le retour des oreillettes, un grésillement de fond.

Est-ce que vous allez finir par faire fonctionner ce truc, espèce d’incompétent ? Ou est-ce qu'il faut que je m'en charge moi-même ?

Ajay retroussa légèrement les babines, et un grognement se fit entendre.

La tension était palpable.

Suant à grosses gouttes, l’opérateur pianotait à toute vitesse sur son clavier.

Épargnez-moi vos détails aussi inutiles que dépourvus d'intérêts. Cette fois, Lyra était hors d’elle. Vos gesticulations me fatiguent. Un Orfluck équipé de moufles serait plus efficace que votre bande de techniciens a deux leems. On passe pour quoi ? Voilà deux jours que je vous demande de rétablir le réseau pour répondre au Commandant Alen. Vous savez qui c'est au moins ? Ras le bol de toujours passer pour les provinciaux de services...

Lyra se redressa, toussota légèrement. J’envoie un message dans l’espace. Mon. Premier. Message. Dans. L’espace.

Ajay vint poser doucement sa tête sur son bras. Bon, certes, le message écrit par les conseillers était naze. Mais elle allait s’occuper de ça très rapidement.

Lyra lut donc le message, d’une voix qu’elle espéra posée, ferme mais chaleureuse. Arrivée aux deux tiers de sa lecture, les oreillettes émirent un sifflement insupportable puis se mirent à grésiller. Lyra plaqua ses mains sur ses oreilles en grimaçant.

Affairé derrière ses machines, la voix de l’opérateur retentit.

Lyra sortit de la cabine.

Tournant les talons, elle avait prononcé ces mots en rejoignant la sortie du laboratoire, et les planta tous là. Le silence revint enfin sur le laboratoire.

Bon, ça ne s’est pas si mal passé, soupira le Dr Portos en passant une main dans ses cheveux.

D’un pas vif, Lyra se dirigeait à présent vers la salle du conseil. Il n’était pas question qu’elle continue à prononcer des discours froids, impersonnels et… coincés. Il n’y avait pas d’autre mots. Ce message sentait le formol, voilà tout. A partir de maintenant, elle déciderait elle-même du contenu de ses communications. Il fallait bien que son statut de reine ait quelques avantages. Tout en marchant, elle prit tout de même conscience de ce qui venait de se passer. Nous avons envoyé notre premier message… Nous pouvons communiquer avec d’autres peuples….

Elle s’arrêta un instant devant la large baie vitrée et leva les yeux vers le ciel. Le jour se levait tout juste sur Galathée. Aujourd’hui, nous envoyons un message… demain, nous communiquerons avec de nombreuses civilisations… nous enverrons des vaisseaux en exploration… demain… et qui sait, peut-être que d'autre commandants nous contacterons à leur tour ?

Elle sourit à cette idée. L’avenir n’avait jamais été aussi excitant.