Il fait encore sombre dans la pièce ce matin là, alors que les premiers rayons de soleil viennent frapper la baie vitrée. D'abord bloqués par les lourds rideaux négligemment tirés, ils finissent par trouver une ouverture dans le tissu et un trait de lumière s'étire peu à peu dans la pièce. Glissant sur le parquet, il rencontre d'abord une bottine orpheline, puis un chemisier de soie, grimpe sur un tas de vêtements abandonnés pèle-mêle avant de remonter la bordure d'un lit. Frôle un bras qui dépasse des draps pour finir sa course sur le visage d'une jeune femme assoupie. 

Gênée par cette soudaine lumière, ses paupières s'animent peu à peu et Shæ ouvre les yeux. Se protégeant le visage du soleil avec une main, de l'autre elle tâtonne à l'aveuglette à la recherche de sa montre. Quand elle la trouve enfin, elle fixe le cadran quelques secondes.

Elle veut se redresser mais un bras posé contre elle l'enlace toujours. Elle le repousse pour se dégager, provoquant quelques grognements chez son propriétaire qui se retourne sans se réveiller. Shæ finit par sortir du lit après avoir donné un coup de pied par erreur à une autre personne lovée au pied du lit, et écrasé deux autres. C'est à peine si elle leur jette un regard. Elle n'a aucune idée de leur identité, et ne les reverra sans doute jamais.

La fraîcheur de l'air matinal fait frissonner son corps entièrement nu et elle commence par faire quelques pas dans la pièce à la recherche de son peignoir en soie. Encore mal réveillée, elle trébuche à plusieurs reprise sur les ruines de la soirée de la veille, dont elle n'a quasiment aucun souvenir.

Elle finit par mettre la main sur son peignoir qu'elle enfile avec délice. Le vêtement, tissé à la main selon des coutumes ancestrales lui a coûté une petite fortune à l'époque mais le contact du tissu sur sa peau est incomparable. Elle ne se souvient même plus de son prix, et c'est sans importance. Elle en a eu envie, elle l'a pris. La vie de Shæ n'était pas plus compliquée que ça.

La jeune femme se rapproche de la baie vitrée, attrape les lourds rideaux et les ouvre d'un geste vif. Le soleil se répand en un flot de lumière qui inonde la chambre, provoquant cet fois le réveil et les protestations des dormeurs. Ah, deux de plus qu'elle n'avais pas encore vu.

Sans se donner la peine de vérifier si ses ordres sont suivis, elle quitte la chambre en direction de la salle de bains. Aujourd'hui est un grand jour. Et un grand jour, ça s'affronte propre et impeccablement préparé de la tête aux pieds.

A peine a-t-elle posé le pied sur le sol carrelé de sa salle de bains que la pièce s'illumine, en un crescendo soigneusement calculé. La baignoire se remplit peu à peu d'une eau fumante et parfumée, et une douce voix féminine retentit.

Une demi heure plus tard, Shæ quitte d'un pas vif ses appartements. Ses longs cheveux noirs, parfaitement lisses et brillants, flottent sur ses épaules. Elle porte la dernière robe de chez Xérès, exemplaire unique et taillé sur mesure, dont le tissu rouge et chatoyant fait ressortir le teint porcelaine de son visage.

Elle remonte le couloir, talonnée par un petit groupe d'assistantes et de stagiaires qui se bousculent pour tenter de rester à son niveau.

Le petit groupe traverse une première série de bureaux, sans ralentir le rythme. Sur le passage de Shæ et de son cortège encombrant, les employés se lèvent précipitamment derrière leurs bureaux ou se plaquent contre le mur.

Un assistant tente une percée parmi ses collègues et tend une pile de dossiers à Shæ, brandissant fébrilement un stylo.

"Shæ, une signature pour l'ouverture du marché avec les comtés du Sud..."  

La jeune femme saisit la pile de documents, appose sa signature et fourre à nouveau le tout dans les bras de l'assistant qui manque de tout faire tomber par terre.

Shæ le toise de haut en bas, d'un coup d'oeil en coin.

Foudroyé sur place, l'assistant reste figé avec son paquet de feuille, bousculé sans ménagement par le reste du cortège qui en profite pour tenter de gratter quelques places. Shæ poursuit son avancée, remontant la travée du vaste open space et poussant devant elle une nouvelle série de portes.

A chaque nouvelle pièce, le manège se répète. Les employés bondissent hors de leur siège comme s'ils avaient été piqués par un insecte, et murmurent des bonjours timides à la jeune femme qui leur prête à peine un regard.

Finalement, Shæ atteint les portes de son bureau. Elle jette négligemment son veston et son sac à sa jeune secrétaire et s'engouffre dans la pièce, claquant les portes derrière elle et laissant en plan la petite troupe avec ses foules de questions et d'informations non résolues.

Enfin au calme, Shæ s'installe derrière son bureau, et se laisse tomber dans son fauteuil avec un soupir. Elle allume son holopad et se sert un petit verre. C'est tôt, mais ce n'est pas un jour comme les autres.

Aujourd'hui était le jour de l'Ouverture Galactique. SON Ouverture. Des cycles et des cycles que toute sa civilisation fonctionnait au rythme de ce grand projet. Linguistes, économistes, mathématiciens, ingénieurs, transporteurs... tous les signaux étaient maintenant au vert, ils allaient enfin pouvoir changer d'échelle et découvrir le vaste univers.

Shæ pianote sur son holopad, le cœur battant. La machine mouline quelques instants, puis une animation apparaît sur l'écran.

Des registres galactiques ? Wow... c'est organisé. La jeune femme s’exécute. La machine mouline. Shæ en profite pour reprendre une petite gorgée. Un son discret annonce finalement la réception d'un nouveau com-x. Elle clique sur la clé d'inscription, puis, concentrée, entame la procédure indiquée. Nom, prénom, Capitale... Faction...

Après quelques minutes, le formulaire est rempli. Envoyer. Un écran noir, puis...

Shæ se laisse retomber contre le dossier de son siège, dans un long soupir satisfait. Un large sourire illumine son visage aux traits fatigués par les excès de la veille. Elle lit, et relit la petite phrase de confirmation.