Une pluie lourde de présages tombait sur Camden en ce soir. La population, tassée en bas dans la ville, se pressait de rentrer chez elle, contente de gagner la chaleur du foyer après une énième journée de travail. En cheminant jusqu'à son chez soi, chacun pouvait contempler le siège du pouvoir camdenien sur son passage : La tour Obadiah, siège de Raynes Corp. Posé telle une balise lumineuse dans la grisaille de ce jour, sa présence instillait des sentiments ambivalents au petit peuple de Camden, et pour cause : C’était dans ces étages que des armées de traders, de bureaucrates, d'investisseurs, d'acheteurs, de banquiers, d'analystes, de secrétaires, de managers, de livreurs, d'informaticiens, de techniciens, d'opérateurs, de logisticiens, de machines à café et de dosettes de stévia étaient entassées avec un seul et même objectif.

Comme tout les autres employés de la tour Obadiah, l'analyste Jordan Greeves n’était pas destiné à se faire connaitre du pouvoir quand on lui fit parvenir un communiqué en provenance du système 0. Le langage utilisé ne ressemblait à aucun dialecte enregistré dans les bases de données, et le signal paraissait brouillé à tel point qu'il éprouva le besoin de solliciter l'aide de sa camarade Astrid M'Bani. Celle-ci était en train de cartographier le secteur 1 quand Greeves arriva, une tasse de café dans chaque main :

Elle répondit par un sourire franc, mais fatigué :

Greeves lui tendit le mug encore chaud :

Jordan respectait la foi de sa collègue malgré des années passées dans un milieu comme le leur : confrontés chaque jours aux chiffres du réel, les deux analystes savaient prédire les flux du marché avec une expertise redoutable. Ils avaient d'ailleurs gagné au fil des ans le surnom de "Data Outlaws", les hors-la-loi des données, après une étude prédictive des marchés métallurgiques qui avait permis une croissance de 40% pour Raynes Corp. cette année là.

Greeves envoya le signal sur l'écran d'Astrid, qui troqua bien vite sa fatigue apparente pour un intérêt des plus poussé. Pianotant sur son moniteur, elle leva un sourcil, intriguée :

"C'est étrange, dit-elle, le signal semble clair par intermittence, comme si il voulait être décodé, mais une surcouche de bruit vient empêcher toute lecture. Moniteur, nettoyage du signal'

L'écran ouvrit une fenêtre de chargement : au fur et a mesure, les entrelacs du signal s'emboitèrent les uns dans les autres, éliminant la surcouche nuisible. Cinq minutes plus tard, un signal clair était décodé.

Jordan eu l'air quelque peu embarrassé :

Bien envoyé. La gène changea de sens.

L'écran affichait déjà une unique entrée corrélant avec la nature du signal.

Jordan Greeves plissa les yeux, bloqué sur l'information qui clignotait devant lui. Astrid eu un mouvement de recul.

"Non, non, non non non non non..." Son collègue sentit un frisson de panique lui parcourir l'échine.

M'Bani ne répondit pas. Jordan approcha son visage à deux centimètres de celui de sa collègue.

Elle répondit dans un hochement de tête qui contenait mal sa nervosité.

Pour la première fois en 8 années d'amitié, Jordan outrepassa le protocole et embrassa passionnément sa collègue.

53e étage de la tour Obadiah, bureau KF06 du Directeur des relations extérieures, 21h47, même jour.

Une pluie furieuse tentait toujours d'assaillir le siège de Raynes Corp. alors qu'une réunion exceptionnelle avait été convoquée en urgence. Habillé d'un tuxedo dont la seule originalité était qu'il soit d'un vert armée et surmonté de 3 galons indiquant son statut d'Amiral des Finances, Weethers savourait un cigare, assis dans le siège de son patron, la rage aux lèvres. Il aimait particulièrement les réunions exceptionnelles, car elles étaient signes de décisions rapides et sans appels ce qui, pour un vieux briscard comme lui, rappelait l'ancienne époque ou tout n’était pas ralenti, sclérosé par des processus intriqués, imbriqués les uns dans les autres au nom d'une "démarche qualité" dont il n'avait cure.

Devant lui se tenaient deux employés anonymes qui n'en menaient pas large. La fille, une métèque aux traits propres à ceux de son peuple, portait en elle une beauté sauvage qui donnait irrésistiblement envie de se faire dompteur. Ses yeux de panthère paraissaient autant de jungles sombres que Camden pouvait en compter sur son sol. Elle tirait nerveusement sur une mèche de cheveux issue de sa crinière bouclée. En d'autres temps, Weethers aurait fait monter telle secrétaire dans son bureau pour un entretien d'évaluation annuel "personnalisé", mais la chose était aujourd'hui impossible suite aux nouvelles pratiques d'entreprise interdisant les rapports ambiguës entre hommes et femmes. Putain de modernisme.

L'autre type avait les trait d'un monsieur tout-le-monde : sa seule originalité était une barbe blonde qui peinait à faire valoir ses droits sur un visage aux traits fins. Ses yeux bleus faisaient inlassablement des allers retours entre Weethers et la brune, ce qui amusait beaucoup celui ci.

Retransmis en holo-conférence depuis la planète Brannigan, Jeremiah Raynes toisait ce comité, soufflant le chaud et le froid de sa simple holo-présence.

Le jeune premier osa prendre la parole :

Andersen, le responsable des opérations extérieures et supérieur direct de Weethers, déglutit bruyamment. Weethers vociféra :

Jeremiah Raynes ne réagit pas. D'une voix calme, il continua :

Raynes se fit plus insistant :

Weethers eu un temps d'absence :

Andersen avait pris la parole et ce, d'un ton beaucoup moins hésitant qu'à l’accoutumée.

Weethers relit la note transmise par les deux analystes :

"Nous en avons pour... *siffle* 40 Millions de leems !"

L'Amiral des Finances ressentit une gène lui traverser : quelque chose clochait. Il venait de remarquer que la configuration de la salle n’était pas conforme à une réunion d’abatage : il aurait dû se trouver aux cotés de ses supérieurs, en juge. A la place, il se trouvait entre les duos Jeremiah Raynes / Allen Andersen et Jordan Greeves/Astrid M'Bani, le bureau lui offrant une barrière illusoire qui lui semblait à présent trop mince.

Andersen chuchota quelque chose à l'oreille de Raynes. Astrid abandonna sa mèche pour laisser tomber une main qui chercha intuitivement celle de Jordan. Elle la trouva sans mal. Elle repensa à son premier jour chez Raynes Corp : tout paraissait si lumineux, l'avenir semblait si brillant, et apprendre que Jordan allait travailler à un bloc du sien lui avait apporté une sécurité bienvenue au sein de cette hydre tentaculaire et corporate.

Jordan Greeves, le héros du jour, où la victime sacrifiée selon les désirs insondables de Raynes Corp.

Assis sur cette chaise inconfortable, le "héros du jour" n'en menait pas large. Son teint frais était blêmi par la lumière blafarde des hologrammes devant lui. Sens du spectacle ou simple économie de bout de chandelles, les lumières principales avaient été éteintes et la salle verrouillée afin que rien ne dérange l’entrevue. Si la peur de se voir effacé des tableaux de Raynes Corp. lui vrillait le ventre, ses craintes étaient surtout dirigées vers Astrid. Elle qui n'avait fait que lui rendre un service, elle se retrouvait devant les trois personnes les plus puissantes de Camden, qui débattaient alors sur... Sur quoi ? Sur un ordre marchand risqué qu'ils n'avaient pas eux même opérés ? Sur la colère de la perte qui devait inexorablement trouver sa victime ? Tout cela manquait de sens.

Astrid cherchait sa main, il le sentait. Vérifiant que personne ne pouvait distinguer ce geste banni par les protocoles, il se connecta, chair contre chair, à cette femme qu'il aimait secrètement depuis le premier jour.

A personne opposée, sentiments opposés : l'Amiral Weethers semblait boire du petit lait alors que les visages inflexibles de Raynes et d'Andersen semblait percer les chairs et l'âme des membres physiquement présents dans la tour Obadiah. Son cigare dégageait une fumée dense et nauséabonde qui irritait les yeux de Jordan au fur et a mesure que la réunion s’éternisait.

Raynes ne faisait que répéter inlassablement cette question. Jordan se rappela des mantras des peuples du Sud, ces mots que l'on répète des centaines de fois pour invoquer un concept sur le plan matériel.

Weethers posa son cigare. Un tic nerveux apparut à sa paupière.

Astrid s’était révélée. Outrepassant l'interdit hiérarchique, elle s'adressait maintenant à Jeremiah, nourrie par la force d'un désespoir partagé par elle et Jordan.

Jordan repris le discours de sa collègue, en bon Data Outlaw qu'il était :

Jeremiah Raynes eu un énigmatique sourire.

Jordan répondait du tac au tac, irrésistiblement repris par Astrid qui avait trouvé une force puisée dans la foi en son collègue.

Les Data Outlaws étaient de retour pour un dernier tour de piste.

Weethers sentait la situation lui échapper. S'interposant devant Astrid M'Bani, il la saisit par le col de sa chemise :

Une main ferme vint se poser sur son épaule, le stoppant dans son geste : c’était Jordan Greeves, le sacrifié du jour. Il murmurait quelque chose :

Weethers, soufflant comme un taureau prêt à la charge, ne comprit pas tout de suite :

Le visage d'Astrid s'illumina :

Jeremiah répéta d'une voix sans appel :

Repris dans la foulée par Andersen :

Weethers lâcha sa prise, vaincu. Il regarda Jordan Greeves, puis Astrid M'Bani, puis Allen Andersen et enfin le Lord Commandant Jeremiah Raynes.

Astrid prit la parole :

Andersen prononça le verdict :

Weethers entendit le cliquetis significatif du déverrouillage de porte. C'est d'un pas lourd qu'il marcha vers son bureau situé non loin de là. Il vit défiler les années passées dans ces couloirs de Raynes Corp. Son fond d'écran affichait le logo de l'entreprise avec un discours motivant sélectionné aléatoirement :

L'air égaré, il ouvrit son tiroir numéro 2, sur la gauche, juste en dessous de sa réserve personnelle de cigares.

Andersen avait retrouvé sa bonhommie naturelle, et son tic de remise en place de ses lunettes. Un autre homme, une autre posture.

Jordan et Astrid s'observèrent, comme deux gamins surpris à faire une bêtise.

"Combien ?"

Andersen plongea la tête dans ses notes, pour évaluer un salaire déraisonnablement élevé.

Allen Andersen eu un moment de blocage. Remontant nerveusement ses lunettes qui glissaient inexorablement le long de son nez, il se pencha vers Jeremiah Raynes pour chuchoter quelque chose. Puis avec l'hésitation qu'on lui connaissait, il répondit :

Jeremiah leva la main pour interrompre son assistant :

L'hologramme se ferma, laissant Jordan et Astrid seuls face à ce nouvel horizon.

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Dehors, les nuages s’étaient égarés pour laisser place à une nuit claire. On entendait encore le tonnerre au loin, mais celui ci résonnait maintenant comme un souvenir ténu. Sur Brannigan, Raynes regardait les étoiles, prétextant un contretemps pour analyser le rapport envoyé par Greeves et M'Bani. La signature de Weethers apparaissait clairement sur les ordres d'achat illicites. Il repensa à ces deux lanceurs d'alerte : Ils avaient risqué gros pour le seul bien de l'entreprise, offrant une belle leçon d'abnégation.

Il regarda sa coupe d'alcool, à moitié vide.

D'une traite, il ingurgita le breuvage, puis retourna a la fête ou l'attendaient Louise, Shae et Solveig. Chacune espérait une chose précise de sa part.