Serrant contre elle son manteau pour se protéger de la pluie fine, une jeune femme remonte la ruelle déserte menant au cimetière de Briden Hall. Avec la démarche peu assurée de ceux qui doutent d'être au bon endroit, son regard glisse sur le décor qui l'entoure, à la recherche de quelque chose - quelqu'un. Alors qu'elle pose la main sur la porte en fer du cimetière, ses yeux sont finalement attirés par une mince silhouette immobile au milieu des tombes. L'homme est loin, de dos, mais elle le reconnaîtrait entre mille.

Pourtant, la main figée sur le métal glacé de la porte, Shae hésite.

Le tableau a quelque chose d'irréel, d'incertain. Un mirage. Est-ce que cette vision n'était pas la représentation la plus parfaite de ce qu'était leur relation ? A cet instant, elle pourrait faire demi-tour, repartir sur ses pas, et laisser les choses suivre leurs cours sans plus chercher à interférer.

Pourtant, Shae ne bouge pas. Elle n'a pas fait toute cette route pour capituler maintenant.

Quelques heures plus tôt, elle arrivait sur Camden et s'était retrouvée plongée au cœur d'une effervescence incroyable. Comme si toute la population d'une planète se décidait à prendre le large en même temps. Incrédule, noyée dans un tourbillon d'êtres humains et de bagages, elle avait par on ne sait quel miracle aperçu Allen Andersen et s'était frayé un chemin jusqu'à lui.

Après avoir arraché les précieux renseignements sur l'endroit où se trouvait Raynes, elle avait quitté la marée humaine et mis le cap vers Briden Hall. Et elle avait bien eu le temps de ruminer pendant le trajet.

Maintenant à quelques mètres de l'homme qu'elle est venue voir, elle n'a pourtant jamais été moins assurée qu'à cet instant. Dans un vieux réflexe rassurant, elle attrape une cigarette dans son manteau... oui, elle avait dit qu'elle arrêtait. Elle arrêtera demain. Shae la porte à ses lèvres avant de l'allumer, inspire profondément, puis elle pousse la porte et s'engage dans l'allée. Elle prend son temps, posant les yeux sur les tombes, déchiffrant au passage des noms qui ne lui évoquent rien et qu'elle oublie aussitôt.

Elle rejoins finalement Jeremiah et s'arrête à côté de lui. Elle ne dit pas un mot, les yeux fixés sur la tombe face à eux, ne brisant l'immobilité que pour porter sa cigarette à ses lèvres. Qu'est-ce qui ne tourne pas rond, chez elle ? Ce n'est pourtant pas le premier homme à entrer dans sa vie, ni à en sortir. Alors pourquoi ces doutes ? Pourquoi est-ce si compliqué cette fois ? Elle ne sait même pas si elle peut le prendre dans ses bras ou l'embrasser. Elle reste là, indécise, et sent la colère affluer à nouveau. Colère contre elle-même, colère contre ce mutisme qui n'en finit pas.

Les mots sont tombés, froids. Un petit rire désabusé lui échappe, et elle lève les yeux vers lui pour la première fois depuis son arrivée.

Raynes ne prononçait pas mot, mais son corps traduisait une nervosité qui désormais contrastait clairement avec le lieu.

C'est avec les poings serrés qu'il dit :

Il détourna le visage, dans une expression de déni coupable. Puis, prenant à parti Shae malgré elle :

Puis regardant a nouveau la stèle :

Il s'accroupit devant la stèle de marbre et essuya mécaniquement la pierre, plus pour rendre hommage que pour redonner du lustre au monument. Il se releva ensuite et épousseta son pantalon, comme si celui-ci avait toujours connu la poussière. Dans un profond soupir de contentement, Jay se tourna vers la Financière :

Il offrit son bras à la jeune femme, et l'invita à marcher un peu dans les allées.

L'air était frais, et l'humidité ne troublait pas encore trop les sens pour réellement s'en plaindre : la grisaille était courante sur Camden, aussi Jeremiah ne broncha pas de prendre cette pluie sans un manteau pour le couvrir. Les arbres étaient silencieux, le vent discret, et les oiseaux venaient gazouiller sur leurs branches, tels des profanes trop inconscients de leur mince sacrilège.

Raynes s’était arrêté. Le chemin continuait pourtant encore parmi les concessions et les défunts, ramenant vers une autre aile du cimetière.

Sa voix trahissait une fébrilité que lui même ne se connaissait pas. Il rassembla sa volonté pour contenir ce feu bouillonnant en lui, et changea cela en un sourire trop bien connu :

Son regard se perdit dans le ciel : on pouvait entendre au loin le bruit des vaisseaux quittant l'atmosphère. Ceux-ci laissaient chacun à leur départ une traine blanche dans leur décollage, zébrant le ciel en une myriade de sillons cotonneux.

"Nous partons, répéta-t-il, et toi tu viens demander aux Raynes qui sont désormais des fantômes passés et futurs des explications. Cocasse.

L'ultime navette VME venait de décoller, laissant derrière elle les fils d'Origine ayant souhaité rester sur Camden. Le lourd vaisseau-mère soulevait sa masse dans un puissant nuage de poussière, laissant ce dernier souvenir de bruit et de chaos sur une planète qu'il quittait sans espoir de retour.

Il rejoignit aisément le reste de la flotte qui l'attendait en orbite : trente mille vaisseaux arborant les armoiries Raynes, tous partis chercher un prophétique signal perdu dans l'espace. A bord de son centre de commandement, Jeremiah Raynes jeta un dernier regard sur cette planète qui l'avait vue naître. S'il eu un infime doute sur la portée de ce voyage, celui-ci fut rapidement masqué par l'immensité ombrale qui reflétait avec peine le visage du Commandant sur la vitre du cockpit.

Une énergie vibrante anima le vaisseau mère. Puis, par un énième miracle technologique, la coque du vaisseau se confondit avec la teinte du vide spatial l'entourant, la rendant indétectable aux yeux de l'Univers.

Quelque minutes plus tard, il ne restait rien de la 1ère Flotte VME hormis, peut-être, un léger signal balise trop infime pour être détectable, trop insignifiant pour susciter l'attention : Les fils d'Origine s'étaient confondus avec le vide, tels des larmes sous la pluie.

A quelques millions de cliks de là, Floston Paradise attirait toutes les lumières sur elle, dans un tourbillon de folie et de jouissance indicible. Là-bas, seigneurs et indigents, fous et rois, fourmis et maîtres de guerre tourbillonnaient dans un marasme extatique au sein duquel personne ne pouvait ressortir entièrement indemne. Aspen Vegas ne le saurait jamais, mais il avait offert une couverture parfaite à Raynes pour organiser son exode. En passant près de la bordure de sa coordonnée, ils virent les vaisseaux pirates du Gros Tarba, en maraude comme d'habitude, prêts à commettre un habituel méfait pour assister dans l'ombre les plus démunis du Secteur. Peu de gens voyaient Tarba comme l'être lumineux et altruiste qu'il était, consacrés qu'ils etaient à juger de la crasse de ses mots pour réellement en saisir la profonde sagesse.

L'invisible flotte passa non loin de Solveig Fall, planète inhospitalière devenue aujourd'hui dernière relique d'un passé tumultueux entre L'Émeraude et Raynes. Nul n'avait su ce qu'il était advenu de Solveig suite au conflit politique entre ces deux entités. Un mystère de plus s'ajoutant à ceux de la longue liste des archives.

Il ne fut pas difficile de passer à coté d'une des planètes constituant l'immense empire de Louise Parcimonia. Jeremiah était parti en laissant un choix à la jeune femme, conscient de l'abandonner à un moment ou celui ci aurait pu (aurait dû ?) se trouver présent pour elle.

La procession continua encore longtemps, contemplant les joies et les peines qui avaient fait la vie du Secteur 1 : l'improbable Médiagarde aujourd'hui gardé par une flotte qui avait mis à genoux sa nature bravache, le peuple du Représentant Aegnor qui, dans sa quête de justice, pourchassait sans relâche une ombre dans la nuit, les mondes de l'AMPIRE fanatique, qui s'affairaient peut-être encore à sauver un Secteur qui ne voulait pas l'être.

Et Ōkura, palais de la Financière Shae.

Allen avait ramené Jeremiah à la réalité. Revenu du rêve insouciant d'une vie à deux, fort éloignée des périls politiques, il acquiesça de la tête et se concentra sur le présent :

Le vide se déforma pour accueillir la flotte dans le pli espace-temps. Le vaisseau vibra et la luminosité baissa, pour retrouver ses paramètres d'origine quelques instant plus tard :

Profitant de l'accalmie succédant au départ, Jeremiah prit congé du centre de commandement, laissant les manettes à Andersen qui savait quoi faire.

Il regagna sa chambre qui etait par la force des choses bien plus modeste que tout ce qu'il avait pu connaitre naguère. Une voix synthétique l'accueillit :

Une longue liste s'afficha en holo-projection.

La liste se réduisit drastiquement à une vingtaine de noms

En une fraction de seconde, la majeure partie d'Unité s'évapora de la mémoire système.

Le nombre d'entrée diminua encore un peu plus.

Il ne resta plus que quatre entrées dans la liste.

Le visage de la Financière apparut dans une teinte bleutée, fantôme holographique, souvenir évanescent d'une histoire qui ne fut jamais consommée.

Jeremiah se tint là, devant le souvenir de Shae, silencieux. Instinctivement, sa main vint caresser le visage de celle qui aurait pu... Il sentait encore sur ses lèvres le baiser de la femme.

L'image de la Financière commença à faiblir, confirmant les propos de l'I.A. Raynes avait parfaitement entendu. Il resta silencieux, contemplant cette image qui peu a peu venait s'évanouir dans une Galaxie qui déjà n’était plus la sienne, dans une vie qui se confondait maintenant avec les rêves d'un homme qu'il n'avait su être. Le grésillement de l'image se fit plus fort, déformant l'image, la faisant disparaitre puis reparaitre par intermittence.

Raynes ne répondit pas, profitant de ces derniers instant pour capturer le moindre détail de ce souvenir, pour finalement le laisser s'échapper dans l'immensité de l'espace.