D'instinct, Naiyeli bondit de son fauteuil et fit volte-face. Le général qui venait de lui annoncer la nouvelle se retrouva hagard et la fixa longuement, ses deux énormes yeux de homard exorbités. La représentante de l'iconoclastie poussa un long soupir et l'écarta du chemin d'un geste désinvolte. Elle devait se rendre immédiatement à son centre de commandement et n'avait d'autre choix que de prendre contrôle des armées. En quittant la chambre, Naiyeli se hasarda à jeter un regard en arrière, le général n'avait pas bougé d'un iota, tétanisé. Que pouvait donc craindre cet imbécile ? La prise de la contrebande n'était pas de son fait. Au moment où cette dernière se remit en route, l'homme sembla reprendre ses esprits et l'interpella. « Madame, vous me voyez bien confus, mais je me dois aussi de vous annoncer que Monsieur votre Mari s'est déjà rendu au centre de commandement. »

À cette annonce, elle se changea immédiatement en statue de pierre. Cette prise de position n'augurait rien de bon… Il y a de cela bien longtemps, alors que Naiyeli n'était qu'une apprentie qui occupait ses journées à lire des textes saints au cloître et à étudier l'art du commerce, elle rencontra un charmant jeune homme. Il se prénommait Maxime et servait à la vingtième légion de la Garde Religieuse, l'une des plus prestigieuses branches militaires de l'iconoclastie. Ah... Comment il était beau, avec son armure rutilante et ses manières de prince. Il ne lui avait suffi que d'un regard et de quelques paroles égarées pour que celle-ci s'entiche de lui. Au cours des mois qui suivirent, la jeune femme se surprenait souvent à rêvasser en pleine journée et à s'échapper de ses tâches quotidiennes pour le retrouver, ne serait-ce qu'un instant, au détour d'une ruelle. Ils s'échangeaient, discrètement, quelques baiser et quelques paroles. Mais leur relation était proscrite : il était formellement interdit aux militaires de nouer quelconque relation amoureuse avec les aspirantes. Il était impératif que l'ordre religieux reste vierge de toute influence de l'ordre militaire. Pourtant, deux années après, celui-ci s'agenouilla devant elle et lui demanda sa main : il venait de demander sa démission de l'armée. Genou à terre, il lui fit la promesse de ne plus jamais s'approcher d'une quelconque légion et de s'en éloigner à tout jamais.

Une goutte perla à la commissure de ses yeux, qu'elle regrettait ce temps d'insouciance. Si elle avait pu faire machine arrière, elle aurait serré cet homme qu'elle aimait encore dans ces bras et lui aurait plutôt fait promettre d'exorciser les démons que l'armée avaient insinués en sa personne. Les années de service l'avaient scarifié à jamais. Souvent, il se réveillait en sueur la nuit, ayant certainement eu une réminiscence des campagnes militaires dans ses rêves. La routine était toujours la même : il hurlait dans son sommeil, se réveillait, allait boire un verre d'eau puis restait éveillé, droit comme un piquet dans le salon. Il attendait le réveil de Naiyeli pour lui faire vivre un véritable enfer, à raison d'insultes, de dénigrement, de violence… Instinctivement, l'iconoclaste serra son poignet, encore meurtri de la veille. Elle ne pouvait fermer les yeux sur la haine qui s'était insinué en Maxime et qui grouillait sous la surface, en attendant le moment opportun de s'exprimer. Elle avait fait les frais de cette déferlante trop de fois…

Qu'il choisisse de se rendre aux quartiers généraux ne pouvait augurer qu'une chose : il venait de rompre sa promesse. Elle était prête à lui pardonner ce qu'il était devenu, les coups et les blessures, les insultes et le dénigrement, parce que l'homme qui les lui infligeait n'était pas Maxime. Mais elle ne pourrait jamais lui pardonner de s'être rendu au centre de commandement, car la promesse faite ce jour-là venait de celle qu'elle avait jadis aimé. Elle regarda avec tourment le général. Malgré l'angoisse qui la maintenait désarçonnée, l'ineptie aurait été de rester immobile. Tout le long du trajet, elle bouillonnait. Comment avait-il pu profiter de la position avantageuse de Naiyeli pour s'octroyer un pareil droit ?

La discussion qu'ils eurent au centre de commandement fut agitée. Elle comprit à l'issue de celle-ci qu'elle n'avait pas son mot à dire et que la décision venait de l'iconoclastie elle-même. Lorsque le lapin ne représentait qu'une menace locale, Naiyeli pouvait encore se targuer de tenir les rênes mais dès lors que celui-ci avait ouvert le secteur, la paranoïa avait gagné les hautes sphères. L'argument évoqué était qu'il était de bonne augure que les armées et l'ordre soient représentés par une seule et même famille. Belle initiative bande de crevards ! C'étaient eux-même qui, des années auparavant, avaient proscrit ce mélange. Comment osaient-ils revenir sur cette règle fondamentale qui avait ultimement causé la perte de son bien-aimé ? Elle exprima sa rage en projetant son holocom de toutes ses forces contre un panneau. Elle regardait son mari avec un air de dédain, elle voulait lui hurler sa frustration au visage, lui crier combien elle était déçue qu'il ait pu accepter une telle offre, mais resta muette. Elle n'avait rien à y gagner, seulement à y perdre.

À peine franchit-elle les portes de son bureau, quelques minutes plus tard, qu'elle s'effondra en sanglots. Son travail était son seul échappatoire et si elle devait le côtoyer même ici, elle ne sait pas combien de temps elle pourrait encore perdurer. Le pire dans cette histoire, c'était pas lui… C'était les faux-semblants qu'il se donnait, son air de petit ange puritain qu'il affichait au monde et elle, elle passerait pour qui encore ? L'hystérique qui ne supporte pas devoir partager le podium, l'opportuniste qui traîne le nom de son mari dans la boue parce qu'elle est incapable de partager ses belles choses ? Et puis quoi encore ! Elle trouverait une solution. En attendant, il était impératif qu'elle fasse bonne figure. Elle sécha ses larmes et passa son visage sous un filet d'eau, massa ses paupières pour apaiser ses traits et se connecta aux canaux de l'assemblée.