Chaque fois qu'elle se retrouve devant un public pour prendre la parole, Chengxing a envie de rentrer chez elle.

Il paraît qu'elle est douée pour ça et c'est pour cette raison qu'elle est systématiquement poussée sur la scène par ses camarades, au mépris du principe de rotation des tâches cher à son mouvement. Elle sait aussi qu'elle est parfaitement en droit de refuser, qu'elle ne risque aucune sanction, voire qu'on la soutiendra ; on choisira quelqu'un d'autre et c'est tout. Mais même chez les anarchistes la pression sociale n'a pas disparu, et, même en l'absence de coercition, les regards désapprobateurs, les murmures vexés et la déception font qu'elle n'ose pas.

Alors il faut parler.

Elle monte sur l'estrade dressée sur la place principale, serre la main des techniciennes occupées à calibrer le son, l'image. Tout doit être retransmis au peuple de Chi Di, quelques milliards de spectateurices ; à toute la galaxie, soit des milliards de milliards de spectateurices ; à l'Assemblée Galactique, où siègent toutes les entités possibles et imaginables. Super, génial, très rassurant. Sinon, bon, rentrer chez soi, se faire un thé...

Elle embrasse d'un regard l'esplanade fleurie où la foule s'est massée pour assister à ce moment historique. Derrière elle, le Palais aux Toits d'Or, siège du Satrape planétaire, l'antre du pouvoir local ; devant elle, le piédéstal de la statue du Khan, symbole suprême de l'autorité Seelie, qui ne représente aucun individu en particulier mais un concept idéal, une figure mythologique sans nom, sans individualité, mais avec déployant sur ses sujets toute la puissance d'un empire incarnée dans une fonction. Aujourd'hui, le Palais est en cendres, la statue, en pièces détachées, et des drapeaux noirs et rouges aux slogans libérateurs couvrent les ruines de l'ordre ancien.

Quelques minutes passent, ses camarades du Linjuewei, le Comité Provisoire de Décision, montent sur scène. C'est un assemblage hétéroclite d'hommes et de femmes, humains, seelies, une bonne vingtaine, toustes venu·es d'horizons différents, y compris politiques. La majorité sont aussi anarchistes qu'elle et ont lutté dans la même cellule, mais, dans un coin, les dragunovistes avec leurs visages fermés, leurs costumes Mao gris et leurs bottes à fermeture éclair. Parasites, salauds ; si ça ne tenait qu'à elle elle les sortirait du Comité, mais l'humeur générale est à l'union des mouvements et au dépassement des différences doctrinaires, quand bien même les "différences" en question consistent à instaurer un ou non état de Terreur politique. Du coup : malgré un consensus général plutôt libertaire, les voilà donc réduits à constamment leur forcer la main et silencier les voix de ces fous furieux. Elle sourit, de l'ironie.

Mais déjà tout ce beau monde s'est mis en place, les mains ont fini de se serrer, la régie est prête à donner son signal d'un instant à l'autre. Et là c'est le gouffre, le bord du précipice ; Chengxing a le vertige de l'Histoire et un nœud à l'estomac. Ah, rentrer, rentrer chez soi, par pitié. Ou retourner combattre, c'est devenu plus simple. Mais ne pas affronter le micro, la foule, la galaxie.

La loupiotte verte s'allume au-dessus des caméras.

Merde, merde.