Pas de jours sans que je n’écrive. Pas de jours sans jeter sur le papier quelques notes fugaces, manuscrites ou dactylographiées, fragments de la vie qui passe, du temps qui s’écoule, reflets de ce que j’ai aimé, l’espace d’un instant ou d’une heure. Ces écrits sont, je n’en ai jamais douté, comme les songes nous traversant la nuit, une illusion lyrique.

J’hésitais souvent à coucher sur une feuille le souvenir d’un rendez-vous. La traversée de la cité des Doges, au soleil couchant, la découverte d’un quartier inconnu bientôt familier, le porche chargé de mystère d’un temple, le piège charmeur des double portes finement ouvragées, le contact feutré des pieds sur les tapis, les colonnades complices et les traboules secrètes.

La chaleur des commencements, la moiteur des recommencements, l’aube renaissante, les départs fugitifs. Le deuil enfin, de ces si longues secondes que l’on souhaiterait éternelles alors que les corps fatigués se quittent dans un dernier soupir.

Edenn était une douceur de vivre. C’est ainsi que je l’ai toujours suscitée. Au cours de mes promenades, il me plaisait à penser que le sol que je foulais portait le souvenir des générations passées là, bien avant moi. J’éveillais pour moi-même ces endroits livrés désormais aux pluies acides, mais autrefois lieux de rendez-vous, lieux de vie.

Qui sait si, lors des jours anciens, les mœurs étant plus libres, on se retrouvait là, parmi les alcôves dissimulatrices, enveloppé par la lumière de l’été ?

Oui, ces délicates réminiscences m’évoquent Edenn et son antique douceur de vivre.

Par une étrange association d’idées, je songe à tout cela en contemplant la métamorphose de la galaxie, qui s’opère lentement, là, sous nos yeux, depuis quelques temps, et sans que les observateurs attitrés ne le remarquent. Cette galaxie ressemble à notre civilisation passée. Au fil de sa naissance, elle s’innerve de cet univers et de ses passions profondes. Cette galaxie qui aime la vie, ses menus plaisirs, ses rires, ses talents, ses folies.

Cette galaxie dont je persiste à dire qu’elle ne veut pas qu’on la divise, en réveillant des divisions religieuses, morales, corporatistes, qui doivent appartenir à son Histoire. Cette galaxie qui ne peut accepter de petits princes qui mesureraient sa grandeur à l’aune des flatteries de leurs courtisans, déguisant de la sorte les bornes étroites de leur puissance.

Je fus aveugle en mon temps, et bien sot de ne pas l'avoir compris plus tôt. Voilà mon Hiver venir.

Le limier Agrippa, reclus dans son bureau bordélique depuis son éviction de l'affaire Ursula R., consolait sa frustration en grillant cigares et neurones devant un navet de la chaîne Téléstar Galactica. Son titre racoleur et idiot occupait tout l'espace du projecteur holographique bon marché qu'il avait confisqué à un petit dealer insignifiant. Quand la bande originale du film se fit entendre, le flic obèse émit un petit ricanement moqueur.

Environ vingt minutes. C'est tout ce que le limier put accorder comme attention au chef d'oeuvre. Bien que le jeu des acteurs ne manquait ni d'audace ni de courage, les costumes en carton recouverts de moquettes colorées eurent raison de son enthousiasme. Hasard ou signe du destin, c'est en zappant sur la chaîne non moins soporifique Public Assemblée qu'il tomba nez à nez avec un étrange débat se déroulant à l'assemblée galactique. Il était question d'une espèce de vente aux enchères. Les sommes proposées étaient colossales, en milliards de £eems. Un drôle de bonhomme, emballé comme une momie, défiait les représentants des plus grandes nations galactiques avec un... bracelet ?

Fronçant les sourcils, le limier eut le sentiment désagréable qu'il passait à côté de quelque chose. Cette Ursula R., n'était-elle pas fonctionnaire à l'assemblée galactique ? Les échanges de COM-X entre cette mégère et le journaliste Alexandre ne mentionnaient-ils pas ce fumeux logiciel Oedipe ? Le rapport du drone légiste n'avait-il pas mentionné qu'une lésion légère au poignet droit pouvait attester de la présence d'un bracelet, probablement subtilisé lors du meurtre ? Et puis, la dégaine de ce vieillard arrogant, cette manière de s'habiller de façon aussi grotesque, ça le chipotait, notre bon limier. Son gros coeur cholestérolisé hésitait. Fallait-il prévenir son superviseur, Sigürd Foudre Mer, garde de la Maison Tempête ?

Agrippa poussa un soupir, puis éteignit le projecteur. Après tout, sa belle-mère de superviseur avait adressé un rapport à ses supérieurs. Il fallait se rendre à l'évidence, le limier n'était plus dans le coup. Ruminant sa déception, il retourna à ses cigares et ses salades de nouilles fashan.

Une fantastique mélodie avait accueilli les drones d'exploration de l'entité Perséphone lorsque ceux-ci avaient pénétré les faubourgs de la seule métropole détectée sur la planète Edenn. Dans le remugle des pierres anciennes, l'onde musicale, dont la source semblait jaillir des murs et des ruelles complices, s'amplifiait à mesure que la cité se laissait ainsi découvrir.

La symphonie semblait chanter la beauté des ruines enchanteresses, déployant sous le regard mécanique des drones leurs ramures ininterrompues de colonnades, de ponts et de portiques baignant dans l'eau azurée d'un fantastique réseau de canaux. Les reflets chatoyants de dômes en bronze coiffant d'immenses basiliques perçaient ça et là quand la végétation magnanime avait daigné découvrir avec pudeur ces reliquats antiques au regard des profanes.

Méthodiques et froids, ne s'arrêtant guère à contempler les arcs de triomphe assoupis ou les gargouilles endormies, les places couvertes de feuilles mortes ou les temples oubliés, les drones, arrivés des quatre points cardinaux de la cité, convergeaient vers l'épicentre d'une toile immense et complexe, mêlée de fractales traçant canaux et avenues dans un chaos apparent qu'un mathématicien rigoureux admirerait sans doute pour sa précision et sa régularité. Lorsque les machines eurent rejoint l'immense place centrale de la cité, ils durent se rendre à l'évidence.

L'écrivain s'imprègne d'une ambiance qu'il souhaite partager avec la multitude. Perséphone sélectionne une composition aléatoirement composée par un logiciel interprétant l'humeur du prisonnier pour la traduire en langage musical.

Zone de recherche exploitée par la sonde Icare dans la zone de latitude 40.7127837 et de longitude -74.00594130000002, en surface de la planète Edenn.

Sol argileux. Un mètre sous la surface : ruines formant un plan quadrilatéral basique. Vestiges de colonnades. La structure ne comportait pas de toit. Structure ayant probablement exercé une fonction religieuse.

Un seul objet a été retrouvé dans le périmètre, dissimulé sous une dalle d'airain d'environ deux mètres carrés, située au centre du quadrilatère. Cette dalle recouvrait une tablette en bronze (largeur 30 CMU - longueur 40 CMU - épaisseur 5 CMU - Pas d'oxydation relevée, état parfait de conservation) comportant un texte gravé en langue universelle commune contemporaine. La tablette reposait sur un revêtement de roche taillée, placé sous la dalle.

Datation impossible, système d'analyse inopérant. Erreur affichée par le logiciel : datation de la fabrication de l'objet estimée à moins de deux cycles ETU. Probabilité d'erreur : 99,99954 %.

L'écrivain fronce les sourcils. Ces derniers temps, il n'attire plus autant de lecteurs. Perséphone, inquiète, tente de fournir son imagination en diffusant dans sa prison de somptueuses pièces musicales glanées dans les méandres du Multivers. Sa dernière trouvaille pourrait bien troubler les quelques auditeurs qui se risqueraient à laisser leurs oreilles s'y baigner :

Bäabel, Nacre, Basileus, Thulé, autant de nouvelles planètes découvertes et explorées par les drones de l'entité Perséphone, dont les rapports affichaient tous le même constat. Aucune d'entre elles n'accueillait la moindre civilisation donnant un quelconque signe d'activité récente.

Vastes métropoles abandonnées, englouties par la végétation luxuriante, le sable d'un désert aride, ou l'eau d'un océan en déhiscence. Reliques d'industries anciennes, de vaisseaux antiques, de technologies étranges et exotiques.

Partout, des tombeaux, des mausolées, des ziggourats, de gigantesques souterrains renfermant d'innombrables corps endormis ou abandonnés à la sécheresse de cadavres oubliés.

Partout, les fouilles archéologiques donnaient des résultats similaires. Le déclin de ces civilisations semblait intentionnel, souhaité et préparé méticuleusement. Partout, dans tous les idiomes recensés revenait un mot, un concept, une évocation universelle :

Lasse de sa solitude, Perséphone avait bien tenté de nouer des relations avec d'autres civilisations dans son secteur, mais aucune d'entre elles n'avait pu l'éclairer sur ces étranges planètes abandonnées de leurs populations, ni sur cette étrange référence récurrente qu'était Ultima.

L'entité Perséphone allait devoir se rendre à l'évidence. Face à ce mystère, elle allait devoir explorer de nouvelles pistes, bien au-delà des frontières du secteur VI. Ses balises avaient détecté récemment un signal régulier provenant d'une lointaine planète, située dans le secteur Origine. Le signal provenait d'une certaine Cassandre, qui invitait quiconque étant susceptible d'entendre son appel à se faire connaître. Perplexe, Perséphone transmit des ordres à la sonde Icare, qui transhumait à proximité du point d'entrée du secteur. C'était sans doute la localisation la mieux adaptée pour tenter d'établir une première communication. La sonde Icare allait avoir l'honneur d'initier le premier contact. C'était assurément franchir un pas qui ne manquerait pas de faire sourire l'écrivain. Un nouveau chapitre allait s'écrire. Sous sa plume.

La valse lente et silencieuse des roches colossales en suspension. Le givre ancestral formant un derme incassable sur les hublots ternis par le temps. L'ombre des carcasses sombres qui clignote comme un stroboscope géant lorsqu'un gigantesque et lointain pulsar émet ses rayonnements méthodiques. Partout le vide, le froid, la mort. Le bal tragique d'un cimetière de vaisseaux, quelque part dans les confins du secteur VI, dont aucun détail n'échappe à Perséphone. La découverte n'a plus rien d'étonnant.

Chaque cycle, les sondes explorent d'immenses systèmes vierges de toute présence. Les drones exhument de nouveaux restes de civilisations éteintes. L'assemblée sectorielle se vide peu à peu des rares représentants qui y siégeaient. Le secteur meurt lentement, livré aux bandes ravageuses de brigands et de soudards fuyant le cataclysme de mondes en révolte, victimes de catastrophes naturelles ou d'épuisement de leurs ressources. Seul un groupe de survivants maintient encore vive la flamme de la civilisation. Mais pour combien de temps encore ?

Une ère s'achève pour l'entité Perséphone. Elle le sent. Une torpeur insidieuse la gagne. Quelque chose. Quelqu'un. Oui, quelqu'un est derrière tout cela. Perséphone sent la main de l'écrivain qui s'active dans les coulisses de cette geste galactique. S'ouvrira bientôt un nouveau chapitre. Dans un dernier soupir, l'entité Perséphone entend une voix pleine de chaleur. Un mot fuse alors que le sommeil triomphe. La sonde Icare lui transmet un dernier rapport. Elle est parvenue à contacter les premiers adorateurs d'un certain