La phrase flottait, comme un défi à tous les possibles - à tous les impossibles aussi d'ailleurs. Jack Vayne l'ignorait, mais il avait atteint le point parfait de subtil équilibre entre lucidité, ébriété, lubricité et manque d'éducation pour ouvrir quelque chose logé tout au fond du cerveau humain, quelque chose qui le rend spécial et qui lui donne un point d'observation inégalé sur l'univers.

Bon, d'un point de vue technique, quand un truc s'ouvre de cette façon dans un cerveau, ça s'appelle une rupture d'anévrisme, et c'est plus étonnant que ça chez un type pareil. Mais en l'occurrence, Jack Vayne ne se rendit compte de rien, et le petit trou, le petit O, qui venait se d'ouvrir au sein des seins de ce que l'alcool et la drogue avaient épargné de son système nerveux central, ne lui causa aucun dommage médical visible ou perceptible, et n'en causerait jamais ni à son esprit ni à son corps pour le restant de sa vie. Enfin, disons qu'au milieu de tous les autres trucs, personne n'en remarquera rien.

Les mots se transformaient dans l'esprit brumeux de Jack Vayne, comme s'ils n'obéissaient plus à sa volonté - et de fait, Jack Vayne contrôlait rarement ses propres paroles - et flottaient dans son esprit comme une hallucination juste un peu plus réelle et un peu plus délirante que celles de d'habitude.

Que Jack Vayne ait tenté ou non de se creuser le crâne, même lui aurait été incapable de dire si ça avait été le cas ou non, puisque tout effort de réflexion de la part de Jack Vayne était bien trop équivalent à une absence de réflexion de la part de Jack Vayne.

Tout ce qui se présentait à son esprit, c'était le fait que sa bouteille était presque finie, et laissait tout juste assez de bière pour que l'intérieur de verre soit tout frais, juste assez humidifié pour que ce soit agréable et rafraîchissant de juste porter le goulot à ses lèvres et de prospecter les dernières gouttes à coups de langue, comme on ferait avec une fille à qui on veut vraiment faire plaisir.

La seule image qui lui venait à l'esprit pour tenter de répondre à la pensée qui s'y baladait inopinément, c'était celle du goulot de la bouteille, le petit cercle parfait calé entre ses cuisses en train de le fixer, et qu'il était probablement en train de reluquer d'un air abruti.

La science, faudra arrêter, ça fait avoir des hallucinations pires que les champignons que ce vieux chamachin Orc avait revendu à l'équipage pendant les élections législatives.

Le goulot persistait à narguer Jack, avec sa petite goutte qui pendouillait au bord. Le Cap'tain aurait bien repris une autre bière - présent de vérité générale - mais là, quelque chose semblait percer. Pas moyen de détacher le regard du trou du goulot, ce joli ptit trou tout humide...

Et là bam.

La révélation.

La sérendipité à l'état pur, jaillie comme un geyser lumineux au milieu du crâne de Jack Vayne. Il n'était pas préparé à ça, mais tout était clair maintenant :

C'était évident. C'était LA phrase, celle qui avait bercé et éduqué des types comme Jack Vayne pendant toute leur existence, celle qui définissait son rapport au monde et à la vie.

Le goulot était là, en train de l'attendre, ouvert et dégoulinant avec son ptit trou qu'attendait que ça. O- est un trou, un trou dans la galaxie... si n'importe quel trou est O-... alors Jack a un plan avec LA GALAXIE ELLE-MËME!

Et voilà. Jack Vayne, d'abord arrivé en titubant à la tête d'une galaxie, voit arrivée maintenant la chance de tirer un coup avec l'univers. Le goulot, l'alcool, sa bite, tout. Les choses. Peut-être qu'il deviendrait un prophète ou un truc du genre, un peu comme Abu Safâ. Peut-être que lui aussi il avait eu un rencard avec Allah avec une grosse beuverie, ça expliquerait tellement de choses.

L'homme était là, la bouteille entre ses mains, le doigt sur le goulot, une seule pensée en tête, et désormais, il avait le choix sur son destin.

Alors, à votre avis, il va le faire ou pas?

Jack avait presque crié ces mots, faisant sursauter son voisin le vieux scientifique. Le vieil homme haletant se tenait la poitrine de sa main droite; se faire reveiller ainsi pendant une passionnante conférence relevait d'une mauvaise éducation flagrante. Puis le viel homme se rappella qui avait prit place non loin de lui, et soupira de nouveau, longuement.

Lorsque le scientifique tourna la tête, plein d'un ressentiment dont il aurait voulu avoir l'équivalent en courage pour le retransmettre au commandant Jack Vayne, il apercu celui-ci, avec son air tellement vulgaire d'une main tenant en l'air sa bouteille de bière, le regard fiévreux rivé sur l'objet.

D'un regard méprisant le viel homme toisa le pirate.

Ah s'il avait quarante ans moins...

Quelques kilos de muscles en plus...

Un entrainement militaire ou de close-combat...

Un tempérament autre qu'un type voué à tripoter des éprouvettes...

Une arme...

Une impunité de "grand de la galaxie"...

... eh bien il le lui dirait en face ce qu'il pense de lui et de ses copains pirates à ce petit morveux!

Donc il n'en fit rien, detourna le regard et se livra à la sourde morosité de celui qui doute d'avoir investi sa jeunesse et sa vitalité au mieux.

Jack, lui, ne prêta aucune attention au vieux binoclar et sa frustration.

La seule chose qui lui importait était cette foutue bière qu'il avait devant les yeux!

Ce...○