« Etes-vous certaine du choix ? »

Spécialiste en culture étrangère, Alise Karva acquiesça.

« Vous êtes exquise. Cette robe est inspirée d’une des premières grandes robes du peuple Arkkiens. Nous avons opéré plusieurs petits changements qui reflètent votre appartenance à la Forêt. Un parfait mariage entre vos deux peuples. Je suis sûre que le Commandant Arkk sera agréablement surpris de vous voir vêtue ainsi. »

Châtaigne se regardait dans un grand miroir. Elle ne comprenait pas. Comment des bouts de tissus pouvaient-ils avoir un tel effet sur des négociations ? Elle regarda l’horloge et s’aperçut qu’il ne restait qu’une heure avant le début du dîner. A ce moment, Eolen Karva entra dans la pièce. Alise s’emporta en le voyant entrer sans prévenir.

« Eolen Karva ! Tu es dans la chambre d’une Dame ! Comment peux-tu entrer de la sorte ! »

Eolen rougit, penaud.

« Dame Châtaigne est généralement en conversation avec ses congénères, alors l’habitude… Toquer à la porte ne suffit pas à me faire remarquer… Enfin, est- elle prête ? Nous voulons faire des tests avec le restaurant. »

« Je suis prête ! »

« Prête ? Hors de question ! Vous n’avez mis que la robe. Quant est-il des bijoux, des chaussures, de votre maquillage et coiffure ? Elle se retourna vers Eolen. Toi oust ! TU feras les tests. Elle arrivera cinq minutes avant, pas plus tôt. Allez, on se dépêche, dehors ! »

Sous la pression d’Alise, Eolen se retrouva dehors en moins de 10 secondes. Il glissa un dernier mot pour Châtaigne avant de partir.

« Courage Dame Châtaigne. Une fois qu’elle s’est mis une idée en tête, Alise n’écoute plus personne. »

Il se dirigea tranquillement vers la salle de retransmission holographique.

Châtaigne apparut au restaurant à l’heure précise du rendez-vous. Elle suivit un serveur vers la table qu’elle avait réservée. Elle s’arrêta en chemin quelques secondes devant un miroir. Elle n’avait jamais été vêtue de la sorte auparavant, mais cela n’était finalement pas si terrible que ça. Elle commençait même à y prendre goût. Elle essaya de sourire, comme le lui avait conseillé Alise, mais elle ne parvint à aucun résultat satisfaisant. Sourire ne faisait pas partie des coutumes de la Forêt. Un raclement de gorge lui fit comprendre que le serveur attendait. Elle reprit alors son air stoïque habituel et se sépara de son reflet.

Lorsqu’on avait expliqué le procédé au Commandant Arkk, il s’était d’abord montré dubitatif.

Organiser un diner avec la représentante d’Origine par retransmission holographique était techniquement infaisable, pensait-il, et il ne se livrerait pas à un exercice diplomatique aussi délicat dans des conditions approximatives…

Mais c’était sans compter sur les prouesses technologiques dont était désormais capable son département de communication galactique. Depuis qu’on lui avait présenté la salle du restaurant, équipée de l’appareillage de capture et de retransmission de la dernière technologie Wall, Arkk devait se rendre à l’évidence : la véritable difficulté pour ce diner serait d’interagir habilement avec l’émissaire d’une civilisation aux schémas de pensée bien différents du peuple Archéien.

"- Porterez-vous l’uniforme familial, Seigneur ?"

Le Commandant s’arracha à ses préoccupations pour considérer la tenue que le présentait le surintendant de l’étiquette.

"- Non, Kamran. Je ne me suis jamais senti à mon aise dans les atours bouffonnant du Représentissime. Je préfère porter une tunique militaire. Donne-moi celle qui est doublée de fil de crystal dominien.

- Comme il vous siéra Seigneur. Permettez-moi simplement de vous faire remarquer qu’il pourrait être bon de rompre avec votre allure martiale pour cette occasion. Vous dinez avec une Dame. En tête à tête."

Le Commandant Arkk leva un sourcil et planta son regard dans celui du surintendant.

"-Dites, Kamran, avez vous bien lu le rapport de nos services diplomatiques ? Les représentants de la Forêt ont une nature composite. Ils ont probablement autant de sève que de sang dans leur veine et vous voudriez que je m’endimanche, que je fasse le galant ? Cela lui ferait le même effet que de voir arriver un singe avec un nœud papillon. Je ne doute pas que cela vous amuserait tous beaucoup, mais pas moi, et vous savez ce qui se passe quand je suis contrarié.

Donnez moi cette foutue tunique et déguerpissez."

Quelques instants plus tard, Arkk descendait les escaliers qui menaient au restaurant. En réalité, il était plus apprêté qu’il ne voulait bien l’admettre : rasé de frais, il avait coiffé ses cheveux en arrière, dans une queue traditionnelle des cérémonies de son village natal. Il portait également l’anneau d’obsidienne ouvragé qu’il avait obtenu lors de la conquête de son nom.

Il se sentait au sommet de sa force. Ses plans allaient bon train, et son armée n’avait jamais été aussi puissante. Comment un diner avec une femme vivant à l’autre bout de Sagesse pourrait-il l’impressionner ?

Avant d’entrer dans le restaurant, il vérifia son apparence dans le reflet de la porte métallique. Il avait l’air dur, affuté. Il essaya de sourire, mais ne parvint qu’à produire un rictus ironique. Cela le troubla.

Depuis quand ne savait-il plus sourire ? se demanda-t-il en entrant dans le restaurant.

Châtaigne arriva à la table, et elle congédia le serveur. Le Commandant Arkk n’était pas encore arrivé. Elle en profita pour vérifier rapidement que tout était en place. Il s’agissait de ne pas s’assoir dans le vide. La salle du restaurant avait été reproduit à l’identique sur Origine, salle dans laquelle elle se déplaçait actuellement. Seul son hologramme avait pu se rendre sur Elder’s Tears. Elle entendit un bruit de pas et lissa une dernière fois le devant de sa robe. Le Commandant Arkk était là. Elle le regarda pour la première fois de près, si on peut appeler la distance qui les séparait réellement près. Aux yeux de la Gardienne, elle voyait un homme habillé de façon simple et confortable, mais élégante, qui prenait soin de lui. Cela la mit plus à l’aise.

« Commandant Arkk, notre Mère Origine vous salue. » Elle accompagna ses salutations d’un léger hochement de tête.

« Vous êtes très élégant ce soir. Une fois de plus, félicitation pour votre victoire à notre concours qui s’est déroulé il y a de nombreux cycles déjà. Nous vous remercions d’être venu, et espérons que notre compagnie vous sera agréable. »

« Je suis votre serviteur. C’est un honneur pour moi de vous accueillir en ces lieux, Dame Chataigne. »

Le Commandant Arkk pencha légèrement la tête en prononçant ces premières paroles, révélant malgré lui une pointe de méfiance. La qualité de retransmission de l’hologramme était stupéfiante, parfaite. Presque trop parfaite. D’abord saisi par la profondeur du regard doré de son invitée, Arkk avait ensuite noté le magnifique rendu de sa tenue, une robe réellement splendide - exotique et familière à la fois… Le son n’était pas en reste : le calibrage en était si fin qu’Arkk ne pouvait distinguer les bruits retransmis des bruits réels. Tendant l’oreille lorsqu’il invita Châtaigne à s’asseoir, il écouta les bruissements de sa robe et cru même déceler sa respiration tranquille…

C’était en somme une parfaite illusion, et le Commandant ne put s’empêcher de penser à sa propre vulnérabilité dans cette pièce où la réalité et la chimère se mélangeaient. Cherchant à gagner un peu de temps pour retrouver la plénitude de ses moyens, il amorça la conversation avec une opportune légèreté.

« Je dois avant toute chose vous remercier pour ce concours, madame. En remettant l’éloquence au centre de débats galactiques pendant quelques cycles, vous avez probablement réalisé davantage pour la diplomatie que bien des représentants dont nous devons souffrir les pénibles développements. Mais en toute honnêteté, je dois vous avouer que je ne devrais pas avoir l’honneur de partager ce diner avec vous ce soir. Pour ce qui me concerne, c’est la Druidesse Azalée qui aurait du l'emporter... »

« Commandant Arkk, seriez-vous en train de remettre en question le jugement de la Galaxie ? Et notre choix de vous avoir invité ici ?

Pour la première fois de son existence, Châtaigne pouvait parler sans que personne ne lui dicte ses mots, ou qu’on n’altère ses paroles. Le tumulte incessant de la Forêt, les conseils des anciens, il n’y avait plus que ses propres pensées. Cela l’excitait plus qu’elle ne l’aurait cru, mais un grand vide se faisait sentir. Comme si on avait coupé tous ses sens. Elle hésitait. Que devait-elle dire ? Faisait-elle preuve de sagesse ? Les pensées se bousculèrent dans sa tête. Puis elle prit une décision. Elle allait profiter de cette liberté. Elle le regarda sans vaciller une seconde, puis une lueur de malice traversa ses yeux. Elle reprit la parole, d’un ton plus doux.

« Un cadeau a été préparé pour la Commandante Azalée. Nous sommes sûrs que celui-ci vaudra à ses yeux tous les dîners diplomatiques du monde. Nous l’espérons en tout cas. Êtes-vous rassuré Commandant Arkk ? »

A ce moment, le serveur arriva avec deux cartes, qu'il donna à ses clients. Celui-ci paru soulagé lorsqu'il se déchargea de celle de la Gardienne, un hologramme sans consistance. Une fois son rôle terminé il repartit silencieusement.

« Je n’ai jamais vraiment été inquiet au sujet de la Commandante Azalée » répondit Arkk en souriant. « Elle ne me semble pas manquer de ressources, et suit une voie pour le moins … originale. C’est ce qui fait sa force sans doute. »

Le Commandant avait noté avec intérêt le changement de ton de Châtaigne. Aussi loin qu’il se souvenait, la représentante d’Origine s’était toujours comportée avec distance dans ses interventions diplomatiques. C’était la première fois qu’il percevait clairement une émotion chez elle. L’envie d’abandonner à son tour sa carapace le tarauda quelques instants. Il laissa en suspens cette sensation tout en consultant la carte d’un air distrait.

« Ce restaurant est très réputé, ma Dame, j’ose espérer que vous y trouverez quelques mets à votre goût. »

Arkk avait personnellement supervisé les préparatifs du diner avec Eolen Karva, et s’était assuré que l’ensemble des boissons et des plats proposés pourraient aussi bien être servis sur Elders Tears que sur Origine. Au vu du professionnalisme de Karva, il y avait fort à parier que les deux cuisines seraient parfaitement coordonnées.

Arkk regarda à nouveau Châtaigne. Il était temps d’en apprendre un peu plus sur elle.

« Je vous propose de prendre un verre de vin de glace pour commencer », dit-il en faisant signe au serveur. « Vous me ferez peut-être l’honneur en cette occasion de m’en dire un peu plus sur vous, et votre peuple ?»

« Avec plaisir.»

Elle réfléchit quelques instants à la meilleure façon de présenter leur peuple, lorsqu’une idée lui vint.

« Si notre histoire devait être contée, il faudrait commencer par parler de notre mère Origine. Comme une grande majorité des planètes de cette Galaxie, notre mère aime ses habitants. C’est pourquoi, lorsque les premiers humains ont vu le jour, elle les a fourni en ressources, et leur a offert son confort. C’est grâce à elle si tous les hommes ont un toit pour dormir, et de la nourriture dans leur assiette.

Dans cet environnement favorable au développement, les humains ont continué à croître en nombre. De nouvelles inventions voyaient le jour quotidiennement, améliorant encore le confort des humains. Cependant, il y a un peu plus de milles, les besoins des hommes étaient devenus très importants. Ils avaient toujours besoin de plus de nourriture, de plus d’espace. Les forêts furent détruites, laissant place à des immeubles plus grands que le plus grands des arbres. Les nouvelles technologies spatiales demandaient encore plus de ressource, encore plus d’énergies et de métaux. Notre mère pouvait les fournir, mais seulement avec le temps. Hors les humains ne voulaient pas attendre. »

Châtaigne observa une courte pause, comme pour tenir son auditoire en haleine. N’ayant plus personne pour tenir les brides de son esprit, elle s’était laissée aller à conter l’histoire, au lieu de simplement narrer les faits.

Ce qui devait se passer se passa. Notre mère Origine ne pouvait plus tenir la cadence. Il y a un peu plus de mille ans, un choix s’est imposé à elle : survivre, ou se défendre contre les humains. Les humains qu’elle aimait tant aller maintenant la tuer. Elle réfléchit. Si elle venait à mourir, alors la plus grande majorité de ses habitants la suivrait dans la mort. Et les survivants seraient dans l’obligation de s’exiler sur une autre planète. SI elle se défendait, seuls les humains mourraient. Le peu de faune et de flore qui avaient résistées pourraient reprendre leur place, et s’épanouir à nouveau. C’est ainsi que notre mère Origine nous a réveillé, nous sa Gardienne. De nombreux humains ont péri ce jour-là. La colère de la Forêt était terrible. Mais aujourd’hui, avec sa Gardienne à ses côtés, les hommes et notre mère vivent de nouveau en harmonie. »

La Gardienne se tut. Puis elle se rendit compte du regard du Commandant Arkk. Elle remarqua également que les verres étaient maintenant remplis. Elle récupéra son air habituel, plus sobre.

« Veuillez me pardonner, c’est un récit qui est très souvent raconté aux enfants. Nous souhaitons qu’ils n’apprennent des erreurs de leurs ancêtres, et qu’une telle situation ne se reproduise pas. Hormis une petite faction, nous vivons maintenant tous en harmonie. Il existe même des cas où des membres de la Forêt s’unissent avec des humains. Ce fut le cas pour mes parents. Mais avant de connaître mon histoire personnelle, nous souhaiterions d’abord en apprendre plus sur votre peuple, et la place que vous y tenez.»

A ces mots, elle prit son verre, et le porta à son nez. L’odeur manqua de peu de la faire grimacer. La première épreuve du dîner était là, et elle était prête à l’affronter. Les Gardiens pouvaient manger et boire, mais surtout pouvaient vivre sans. Châtaigne faisaient partis de ceux qui ne vivaient que de l’eau et des minéraux apportés par leur mère. Elle n'avait jamais mangé auparavant, et ce dîner était donc une première pour elle. Elle avala une première gorgée, et un frisson lui parcouru le corps. Elle continua à boire ainsi, doucement, gorgée après gorgée, frisson après frisson.

Arkk observa son hôte boire son verre de vin comme un médicament et maudit intérieurement son service de renseignements de ne pas l’avoir davantage instruit sur les mœurs alimentaires des représentants d’Origine. Il dressa mentalement la liste des agents qui seraient prochainement mutés à la gestion des canalisations et voies d’égouts de Cold Harbor, et porta son verre à ses lèvres.

Le breuvage était pourtant délicieux. Long en bouche, avec une persistance aromatique aux accents de miel, ce vin était sans nul doute une petite merveille… mais il semblait parfaitement contre-indiqué pour Châtaigne, qui frissonnait comme une feuille.

Le Commandant reposa son verre en soupirant.

« J’ai bien peur que ce vin ne soit endommagé. Je vous en prie, madame, n’en buvez pas davantage, nous commanderons une boisson plus digne de vous dans quelques instants »

Il ne faisait aucun doute que Châtaigne se rendrait compte du prétexte, mais l’important était de lui permettre de reprendre l’initiative sur ce qu’elle souhaitait consommer. Impossible toutefois de savoir ce qui pouvait lui passer par la tête…Qu’il était ardu de déchiffrer le regard d’or de cette femme !

Arkk s’éclaircit la voix et reprit la parole.

« Vous m’avez narré l’histoire des vôtres en toute simplicité et je veux en faire de même pour les miens. Vous trouverez sans doute mon peuple bien terne au regard de ce que vous venez de m’apprendre… Nous sommes humains, de simples humains n’ayant réussi ni la prouesse symbiotique des post-singularistes ni l’alchimie harmonieuse que vous entretenez avec la Forêt.

Les archéiens sont les nobles, grands propriétaires ou colons, qui suivent le seigneur Arkk de génération en génération. Nous avons traversé bien des secteurs galactiques, et bien des âges. Nous avons par le passé pu jouir d’une influence considérable, comme nous avons failli nous éteindre, au gré des guerres et des tempêtes de l’histoire universelle.

Chacune de nos familles a son histoire et ses signes distinctifs. Il y en a plus de cinquante, je vous en épargne l'énumération, vous estimant trop pour vous infliger notre héraldique. Je préfère laisser aux nobles archéiens que vous aurez l’occasion de rencontrer l’honneur de vous exposer les mérites de leur lignée, si le cœur vous en dit. Le premier sera peut-être Darius des Serrevives, à qui je viens de permettre de s’exprimer en mon nom à l’assemblée… Notez d'ailleurs qu'un tel privilège est rare, car il m’incombe de diriger seul.

Comme vous le savez depuis le concours d’éloquence, nous n’avons pas de lignée royale. Tout noble archéien peut revendiquer le pouvoir et s’approprier le nom Arkk s’il en a l’audace et le talent. Dès lors qu’il y parvient, il devient le seigneur de notre peuple et sa souveraineté est absolue.

Ainsi disposé-je de tous les pouvoirs, jusqu’aux plus extrêmes, pour assurer ma mission et permettre à nos familles de prospérer à travers la galaxie.

Ainsi puis-je à tout moment me faire défier par un homme ou une femme plus habile que moi qui me destituera et m’ôtera cette responsabilité, en même temps probablement que la vie. »

Arkk parlait d’une voix douce et posée. La présentation qu’il faisait du pouvoir archéien était exacte, mais quelque peu épurée… Il ne raconta ni les intrigues, ni les agissements auquel il avait du se livrer pour affermir sa prise sur son empire. Il n’était de toute façon pas encore temps de parler de lui.

« Quant au premier du nom, le Représentissime, dans l’ombre duquel nous vivons tous, il a instauré la tradition diplomatique qui est la notre et qui doit rester la première de nos armes. C’est pour ça que nous avons une plume d’argent pour emblème.

Il nous a également légué un chasseur furtif, dont l’utilité est parfois contestable, mais qui illustre bien l’inclinaison qui est la nôtre lorsque les mots ne suffisent plus. »

Le Commandant marqua une pause et laissa le silence tomber sur la table.

Lorsque le Commandant soupira, Châtaigne se demanda si elle avait de quelque sorte que ce soit froissé son invité. Elle se demandait ce qu’il sous-entendait par endommagé, mais n’osa poser la question car il était temps pour elle d’en apprendre plus sur son peuple.

Le Commandant Arkk était un excellent conteur. Châtaigne écouta avec plaisir ses dires, mais durant le discours, elle senti une douce chaleur l’envahir, jusqu’à lui monter à la tête. Elle fut surprise de cette réaction, et n’arrivait pas à en discerner la source. Mais elle rejeta toutes ses questions au fond de sa tête, pour se concentrer sur les paroles de son invité. Une fois celui-ci ayant fini, la Gardienne prit quelques secondes pour ingurgiter toutes les informations obtenues.

« C’est fascinant, de voir qu’une personne peut décider d’elle-même de sa place dans la société. »

Elle se surprit elle-même à penser à voix haute. Elle enchaina donc avec une explication.

« Sur Origine, les Gardiens naissent tous avec une tâche et une position. Nous n’agissons pas pour nous, mais toujours pour le bien de tous. Par exemple, je suis née il y a 103 de ça avec pour mission d’interagir à l’Assemblée Galactique. C’est pourquoi mes connaissances personnelles relèvent de la diplomatie et discours. »

Châtaigne se rendit compte qu’elle venait de dévoiler son âge à un étranger. Elle enchainait les erreurs comme une débutante, sans raison. C’est comme-ci quelqu’un avait éteint son cerveau. Être coupée de la Forêt ne pouvait pas l’atteindre à ce point ?

« Commandant Arkk, nous espérons que vous ne tiendrez pas rigueur de mon jeune âge. Il est vrai que j’ai été conçu pour apparaître sur la scène diplomatique galactique, projet qui a vu jour il y a peu. »

Châtaigne remarqua que le serveur qui arrivait la regardait bizarrement. Elle regarda donc ses mains, et vis que ses veines avaient un peu enflé, mais surtout changé de couleur. Elle leva ses mains à hauteur d’yeux, et compris. Ainsi, la boisson qu’elle venait de boire parcourait maintenant son corps avec sa sève. Elle regarda de nouveau le regard gêné du serveur, et celui du Commandant Arkk. Elle se mit à rire en imaginant le spectacle qu’elle devait donner.

« Veuillez me pardonner Commandant. La vérité est que je n’avais pas prévu un dîner à la base. Mais mes autres propositions ont été rejetées, il paraît qu’elles n’étaient pas appropriées et indécentes. Mais je suis vraiment ravie d’être ici ce soir, car vous faites une charmante compagnie pour le premier repas de ma vie. Je vous en prie, continuez ! Votre peuple me fascine, si différent du nôtre. Comment avez-vous conquis votre nom?»

Elle ne comprenait pas quel sort pouvait délier sa langue et la faire parler en toute franchise, mais Châtaigne se sentait bien, comme libérée.

« Comment avez vous conquis votre nom ?»

Châtaigne ne devait pas en avoir conscience, mais cette question, pourtant évidente, était délicate. Arkk grimaça. Il envisagea de mentir ou de se dérober. S’il disait la vérité maintenant, il aurait toutes les peines du monde à instaurer une relation de confiance avec Origine… sans compter que cela ruinerait le crédit que semblait lui porter sa convive.

C’est ce dernier point qui tracassait Arkk. Sous l’effet du vin, que l’on pouvait curieusement observer à travers ses veines, Châtaigne semblait réellement s’affranchir de sa réserve. Son éclat de rire musical résonnait encore aux oreilles du Commandant, alors qu’il considérait la manière dont il révélerait sa véritable nature à cette délicieuse enfant de la foret.

Mais à quoi bon différer ou travestir la vérité ? Si Châtaigne était trop sensible pour entendre la suite, il n’y aurait rien de constructif à attendre de cette relation diplomatique. Arkk se redressa et commença son histoire…

« Je suis né Sanjar des Ardelyons, il y a 35 ans. Ma famille est l’une des plus anciennes de la noblesse archéienne, elle suit le seigneur Arkk depuis le début de l’odyssée, et a versé son sang plus souvent qu’à son tour pour la survie de notre peuple…

Voyez-vous Châtaigne, les Ardelyons sont des guerriers. Notre tradition militaire est ancestrale, et nous nous distinguons par notre compétence aux armes, que ce soit dans la nuit implacable d’une bataille spatiale, ou dans les blancheurs matutinales d’un duel pour l’honneur. Nous avons toujours été en première ligne lors des assauts, et les derniers défenseurs lors des revers, fidèles aux archéiens dans la victoire comme dans l’ombre.

Malgré cette indéfectible loyauté, qui perdure depuis les cycles des cycles, je suis le premier de ma famille à être devenu Arkk.

Vous trouverez ça étonnant, peut-être. Comment une famille aussi loyale, aussi ardente que la notre a-t-elle pu fournir moins de souverains à son peuple que les chétifs Fauvegris, ou les abstrus Cendrepaons ? »

Arkk interrogea Dame Châtaigne du regard tout en faisant un geste sec en direction du serveur. Celui-ci revint vers lui pour prendre la commande.

« Servez nous le Tour des Ambassadeurs. Il s’y trouvera, je l’espère, quelques mets qui plairont à notre invitée. »

Alors que le serveur repartait prestement, le Commandant repris la parole avec un emportement grandissant.

« La raison est parfaitement simple, évidente même, ma dame. Nous sommes des guerriers, pas des diplomates. Dans ma famille l’éloquence est comminatoire. Nous ne suggérons pas, nous ordonnons. Nous ne négocions pas, nous prenons. Notre devise est « Parce que je m’appelle Lion » !

Pour être clair, nous ne sommes pas les représentants adéquats pour la Plume argentée. C’est en tout cas ce que pensent les autres familles. C’est ce qu’a pensé tout seigneur Arkk, qui, défié par un jeune Ardelyon, l’a plongé dans le trépas en transformant la conquête du nom en basse querelle, où la cautèle du belligérant importait plus que sa fougue aux armes. Combien de mes aïeux sont morts d’avoir voulu mieux servir le peuple archéien ? Combien des nôtres sont morts dans les tranchées d’une guerre dispensable pour assurer le lustre et la gloire de tous ces beaux orateurs qui se partagent le pouvoir depuis le commencement ?

A ce moment, le Commandant avait perdu sa contenance. Son œil brillait d’une lueur féroce, et un sourire se dessinait enfin sur ses lèvres, mais un rictus carnassier, prédateur. Il se dressa et s’écria: « Et pourtant me voilà ! Je suis Arkk, dernier du nom ! Ma plume est mon épée, le rouge est la couleur de mon encre, et j’ai amené mon peuple plus loin qu’il n’avait jamais été par ses propres moyens ! »

Se rasseyant, il toisait Châtaigne d’un air de défi, comme soulagé d’être à son tour libéré d’un fardeau.

Châtaigne respirait très vite, les yeux écarquillés. Arkk reprit d’une voix plus douce :

« Voulez-vous encore que je raconte comment j’ai pris le pouvoir ? »