Elle avait observé le prince se diriger vers le buffet d'un air un peu indifférent, profitant de l'occasion pour jauger de son apparence physique à sa façon de se mouvoir. Elle jalousait farouchement cet homme, qui arrivait tout à la fois à contrôler la capitale galactique, à siéger au plus haut des hauts, et à conserver cette simplicité si sympathique. Il contrôlait techniquement la galaxie, mais ne se contrôlait pas lui-même. Fascinant. À côté d'elle, l'Orée continuait de fixer les différentes issues de la pièce. Comptant les gardes, les membres de chaque délégation, repérant d'un coup d’œil expert les armes cachées et le pas souple des combattants entraînés.

Quand le prince se précipita ensuite vers la Première Oratrice, la chevalière pivota vers lui comme si elle s'attendait à voir un assassin, ou peut-être un taureau en pleine charge. La Nyalnanmar Veritas, pour sa part, applaudit doucement, semblant admirer la façon experte dont il avait récupéré une coupe de champagne. Vraiment de tout les fêtards de la galaxie, celui-là était leur maître.

« Prince ! Ou dois-je vous appeler Jalai ? Non, Prince. Après tout Nyalnamar Veritas n'est jamais que mon rôle et personne n'a jamais le loisir de m'appeler autrement, faute de mieux. » Elle lança un petit coup d’œil à la pâtisserie, hésita brièvement, puis continua d'un ton joyeux. « Je vais très bien, je vous remerci : moi aussi je suis contente d'être ici dans ma chair et mes os, et de vous voir dans ce que je suppose être les vôtres. Vous, savez venir en tulpas c'est un peu glauque. Là j'ai le plaisir de réellement sentir, toucher, voir, bientôt manger. Psychologiquement c'est plus confortable. Le seul problème c'est qu'en cas d'excès c'est ma chair, si confortable, qui en fera les frais. » Elle fit mine de grimacer, puis se pencha en avant. « Et ça rend ma sécurité hystérique. Entre nous j'adore les voir paniquer. Tenez, si quelqu'un essaie de me serrer la main dans la prochaine heure je vous invite à être attentifs aux teintes très originales que prendra le visage de l'Orée. »

Elle haussa les sourcils d'un air entendu et se redressa, parlant un peu plus fort.

« Votre discours ? Trop long ? Mais non, au contraire. J'en sais quelque-chose : votre discours a duré ce qu'il fallait, très exactement. » À côté d'elle, l'Orée semblait sérieusement hésiter à répondre à ce qu'elle prenait pour un affront de la part du Prince en donnant un petit coup dans la coupe qu'il avait portée à ses lèvres. Sa maîtresse continua. « Et vous savez comme c'est important. Tout le monde n'aurait pas eu la patience d'attendre des heures et des heures avant de se jeter sur vos le buffet, même si votre personnalité est exquise. Pour faire un peu de poésie bas de gamme on pourrait dire qu'elle nourrit déjà son homme. A ce propos... » Et elle prit un ton peiné. « Vous n'aviez pas répondu à ma dernière missive ! J'entends que vous êtes très occupé mais j'aime tellement vous parler. Quand la guerre faisait rage c'était un de mes rares plaisirs, vous savez. En fait j'étais... Un peu inquiète. Tout cette guerre, cette peine, cette colère, cette révolte. Alors même que je me devais de m'excuser pour vos diplomates. Je ne suis pas sûre de cerner convenablement les cultures étrangères, vous aborder est quelque-chose qui ne nous vient pas naturellement. Je pensais que les sujets abordés dans mon message vous ennuyaient, peut-être » Elle grimaça et lança un regard dans la direction générale de la délégation Labyrinthe, repérant un diplomate qu'elle soupçonnait personnellement d'être l'un des narrativistes noyant son cabinet sous les lettres exigeant... Des choses. Choses approuvées par une partie de la prêtrise. Qu'elle avait évoquée auprès du prince et, qu'à la réflexion, elle préférait soigneusement étouffer. « Vous avez organisé personnellement les festivités ? Il y a un certain charme, dans le classicisme. Quelque-chose de simple, mais d'efficace. Un peu comme votre discours. Je parlais de différences culturelles ? Vous vous êtes rendu très accessible pour tout le monde. »

Elle porta une main à ses cheveux, interrompant enfin sa logorrhée pour recoiffer une mèche tentant de sortir du rang. Ses bracelets tintaient gaiement les uns contre les autres. Une série d'anneaux d'alliages précieux, légers ou lourds, de teintes cuivrées, dorées, argentées. Certains étaient ornés de motifs gravés que l'on ne pouvait vraiment percevoir que de près, ou sous une loupe. L'ensemble était illuminé par les hologrammes, comme la peau de la Première Oratrice. Il y avait quelque-chose d'un peu baroque dans leur accumulation pure de texture et de poids, et dans les lumières dansantes qui les entouraient. Leur bruit apportait un surplus de chaleur à la figure traditionnellement sobre de celle qu'ils ornaient, accompagnant gaiement l'aspect volubile de son comportement mondain et soulignant le moindre de ses gestes. L'Orée mis l'instant de silence à profit pour s'exprimer à son tour, pointant du doigt le gâteau à moitié entamé du Prince.

« C'est aux fruits rouges ? »

« Je reviens tout de suite. Première Oratrice, messieurs.

Et la chevalière s'éloigna, dans son sillage des petits octaèdres rouges, similaires à ceux soutenant le manteau de la Première Oratrice, qui venaient d'émerger de son armure pour déployer leurs rayons tracteurs. En chemin elle rencontra le Basileus Anudar, face auquel elle s'inclina, laissant son regard traîner sur ses deux gardes du corps. Ce fut ce qui lui arracha son premier franc sourire. D'autres guerriers. Soldats d'une culture s'attachant à son passé de façon certes fanatique, mais capables de mort et, par conséquent, de conception futuriste. Dommage qu'ils ne profitent pas de la perte de leur histoire pour en improviser une rendant le progrès possible. Mais peut-être qu'il se trouvait chez eux un terreau que quelques discours sauraient fertiliser en un nouveau foyer futuriste. Considérant l'idée, elle se fraya un chemin jusqu'aux buffets où elle dut ensuite se battre avec plusieurs serviteurs qui insistaient pour lui apporter ce qu'elle voulait. La guerre, seule hygiène du monde, se dit l'Orée, s'acharnant à trouver la force nécessaire pour venir à bout de ces gens qui tenaient tant à l'empêcher de servir directement dans les plats.

Du côté de la Nyalnamar Veritas, les choses continuaient dans leur douce ambiance mondaine. Anudar fut saluée d'un signe de tête et ses paroles accueillies d'un rire réellement charmant.

« Au contraire j'ai tendance à penser que c'est le moment où jamais de parler gouvernement. Maintenant que nous tenons le prince. » Elle lança un regard en coin à ce dernier, consciente du risque qu'il prenne la fuite. Quelque-chose chez elle la poussait à trouver l'idée de ce grand bonhomme, pris entre son désir naturel de bien faire, la foule qui allait inévitablement s'accumuler autour de lui et les questions parfaitement mondaines du fort aimable dirigent de l'Ellada, irrésistible. Le sourire joueur qui commençait à apparaitre sur les lèvres de la dirigeante Labyrinthe s'accentua lorsque arriva le personnel de l’Église. Elle salua l'arrivée de Denior d'un grand geste de main.

« Votre Sainteté  ! » Et quand il eut approché : « Vous avez l'air de bien vous porter. J'en suis heureuse. »

Et n'ajouta rien. Plus loin elle avait capté le regard de l'Orée, qui essayait en fait de lui présenter plusieurs plats de tarte pour déterminer quoi lui amener, tout en repoussant d'une main un membre du personnel de maison. La vue du Pape lui arracha une espèce de moue cruelle. C'est vrai que l'Orée avait peut-être promis des dizaines de calvaires et de martyrs au pape. Et avait peut-être aussi, c'est vrai, mis en place plusieurs primes sur sa tête, fait appel à plusieurs groupes mercenaires. Organisée la destruction d'un certain nombre de lieu saint, la carbonisation de nombreux écrits, et érigée une immense croix en l'honneur du pape, sur Sappho, où elle avait ensuite crucifié un quelconque apocalypsien – la croix n'avait pas vocation à rester là des cycles et il fallait bien quelqu'un à brûler, alors autant remplacer un fanatique putride par un autre. Pas de quoi en faire tout un plat.

« Astery ! » Le bal des arrivées suivait son cours, et la Première Oratrice se planta devant la reporter, lui indiquant de ne plus bouger, et la considérant des pieds à la tête avant de déclarer d'un ton ferme. « Vous êtes superbe, non-pas que vous ayez besoin que je vous le dise. Hm. Je me demande, je pourrais vous prêter ma couronne d'épine et... » Elle tira pensivement sur l'épingle perçant sa joue, et secoua la tête. « Non non, vous êtes parfaite. Vous venez couvrir les évènements ? » Question d'usage, à laquelle elle n'attendait, en fait, pas de réponse. Sentant soudain que le prince et ses environs directs risquaient de devenir un véritable cluster d'individus bavards, bruyants et indisciplinés, d'autant plus que Denior était présent pour embraser la polémique, la Première Oratrice se décida à battre en retraite, non sans avoir salué Zemtal et confiée à Sarah toute sa sympathie et tous ses vieux de bonheur avec le gallinacé. L'occasion de fuir dignement se présenta d'elle-même avec l'arrivée constante des délégations. Notamment celle de Gomeïsa, qu'elle approcha à son tour après s'être discrètement excusée, faisant mine de vouloir réceptionner l'Orée qui s'était enfui du buffet après avoir grassement insulté un serviteur de "Singe passéiste à tendance socialisante". Une histoire de différence culinaire, pour autant que les témoins purent en juger. Les octaèdres rouges de la futuriste soutenaient plusieurs pâtisseries, verres et coupes dont l'une termina dans les doigts fins de la Première Oratrice, qui avait levé le bras pour l'attraper et en but aussitôt une longue gorgée.

« Madame la représentante. Vous avez fait bon voyage ? C'est agréable de voir une figure familière. » Elle fixa longuement Gomeïsa puis pivota vers le Premier Stratège. « Et vous avez pu venir ! J'avais peur que toutes ces affaires en secteur II ne vous retiennent. Pour tout dire c'est un peu frustrant de vous revoir ici plutôt que lors des bacchanales Labyrinthes que je vous avais promis… » Et d'un ton de conspirateur. « Si la galaxie n'est pas capable de nous offrir un théâtre de la cruauté satisfaisant, mon peuple s'en montrera à la hauteur. Mais donnons-leur un peu de crédit : oui ça manque de danseuses, de psychotropes, et je crois qu'il n'y aura pas de sacrifices, mais Denior a déjà commencé un petit tour dont il a le secret. » Et un clin d’œil. L'Orée toussota.

« Très honorée, commandants. Je m'étais préparée à vous rencontrer dans d'autres circonstances, sur Sappho, pour célébrer les élections du nouveau Grand Conseil, la victoire militaire, l'avènement d'une nouvelle ère futuriste, mais cette occasion en vaut une autre. » Elle chercha quelque-chose de gentil à dire aux commandants lui faisant face, n'y arriva pas, et leur tendit finalement un verre, sans arriver à se séparer de son sérieux d'usage. « Vous… Voulez un mojito ? »

L'Orée les regarda d'un air parfaitement neutre, les quittant brièvement des yeux pour admirer la chute du Cyber-prophète. À côté d'elle, la Nyalnamar Veritas porta une main à sa bouche.

« Oh. Oh non. Pauvre homme. J'espère qu'il n'a pas pris ses médicaments avant de venir. » Puis elle fronça les sourcils, et décréta en son for intérieur que Dot Makh tak était plus que probablement majeur et vacciné, qu'elle pouvait bien le laisser hystériser comme il l'entendait et que de toute façon ce serait plus drôle pour tout le monde, lui compris. En fait, elle le fixa même faire, tandis qu'un des octaèdres soutenait un gâteau du même style que celui pris par Jalai, et le portait à sa bouche. Une bouchée plus tard elle enchaînait déjà avec un nouveau commentaire.

« J'aime bien le prince. J'aurai tendance à vous conseiller d'aller lui parler mais je crois que c'est ce que tout le monde a prévu de faire. C'est dommage je souhaitais l'entretenir sur sa personne, en dehors de tout cadre politique. Peut-être plus-tard. J'ai préféré ne pas l’embarrasser pour le moment. » Et d'un ton égal. « Ah, tant que j'y pense. Gomeïsa, chère amie, mon intention n'est pas de créer un scandale mais Denior a très mal pris cette petite plaisanterie que vous avez faite à ses flottes. Je pense qu'il va essayer de venir à bout de la patience du prince en le bassinant à ce sujet et je crains que si vous n'approchiez à moins de dix pieds il ne s'attaque aussi à la vôtre. Soyez prudente. Pour ma part je ne souhaitais pas entendre une nouvelle prêche et j'ai courageusement exilée mon corps dans votre direction. »

«  Non je n’aurais de cesse d’intervenir jusqu’à que tu expies et que tu te repentes. Je n’exclue pas le pardon même pour toi et je ne demande pas ta vie. Mais je veux que tu reconnaisses tes péchés et que tu payes tes fautes avant la rédemption. Les morts que tu as commis doivent j’en suis certain peser sur ton âme et je crois que les turpitudes auxquelles tu te soumets ne sont en fait que le moyen bien futile et stérile que tu as trouvé pour ne pas être confronté à ces remords. Car je suis certain qu’au plus profond de tes nuits, les âmes viennent te tourmenter et t’implorer de t’amender et de leur apporter le repos par tes excuses sincères. Paye Gomeisa, expie »

Elle avait saisi une coupe de champagne pour se donner contenance et faisait mine de s'intéresser au buffet pour donner le change. Un peu plus tôt, la Première Oratrice l'avait abordé. "Vous venez couvrir les évènements ?" lui avait-elle demandé. C'était une question rhétorique et Astery ne s'était pas donné la peine de répondre autrement que par un sourire. 

Elle se rapprocha lentement du petit groupe formé par Gomeïsa, Zieloth et la Nyalnamar Veritas. Arrivée à leur hauteur, elle murmura : " j'ai l'impression que certains ici ont pris de l'avance ; je ne savais pas que le vin de messe générait une telle emphase ! " avant d'ajouter, en leur glissant le petit papier plié en quatre : "J'ai peut-être quelque chose pour vous aider à mieux traverser les prochaines déclarations de notre pontife galactique..."